La fracture entre Vichy et l’opinion s’élargit rapidement, même si le Maréchal reste populaire et si l’on continue à croire à son double jeu. Le retour de Laval, perçu comme le triomphe de la collaboration la plus servile, révolte jusque dans les rangs des pétainistes. L’opinion varoise semble donc se reprendre, retrouver ses convictions d’avant-guerre. Les Renseignements généraux constatent, dans l’été 1942, que “la grosse majorité du Var (au moins les 3/4) n’a pas varié dans ses convictions”. Un signe ne trompe pas : le second anniversaire de la Légion des Combattants à Toulon, le 31 août, rassemble seulement 1 600 personnes dont 1 000 spectateurs. Quand le SOL défile, les gens, d’après la même source, le comparent aux SA nazies.
Ce retour à la République profite à la Résistance. Elle profite aussi des difficultés dramatiques que pose la vie quotidienne, avec un ravitaillement angoissant, la pénurie de tout que les gens attribuent aux occupants et par conséquent à la politique de Vichy. Ce qui suscite de nouvelles formes d’action.
Avec le mois de janvier débute une série de manifestations de ménagères mi-spontanées, mi-provoquées. Elles ne sont pas encore préparées, comme elles le seront en 1943, par les groupes de femmes liés au parti communiste. Le scénario est toujours le même : un marché vide, des ménagères révoltées, quelques dizaines de femmes, mères de famille nombreuse, femmes de résistants, militantes qui vont exprimer leur mécontentement en délégation à la mairie. On compte plus de 40 manifestations de ce type en 1942, la plupart de janvier à mars, surtout dans les localités côtières (La Seyne, Bandol, Sanary, Six-Fours, etc.) ou celles du bassin minier de Brignoles. Le Var est probablement le département où ce phénomène a le plus d’ampleur. Le même sujet de mécontentement provoque une importante grève qui, partie de Brignoles le 24 mars, s’étend de chantier en chantier jusqu’au Cannet-des-Maures le 27. Les mineurs réclament les mêmes avantages alimentaires que les mineurs de charbon. L’arrestation de neuf meneurs supposés ne doit pas faire illusion, la grève paraît spontanée, même si des communistes italiens en ont été les initiateurs.
À côté de ces manifestations de la faim, un autre indice montre que quelque chose change en profondeur : 1942 est aussi l’année des manifestations patriotiques et républicaines. Si le 1er mai ne donne lieu à rien, le 14 juillet 1942 renoue avec la tradition républicaine. À l’appel de la France Libre et des mouvements, des manifestations se déroulent en plusieurs points du département : aux Arcs, à Saint-Raphaël, Carqueiranne, La Garde, Ollioules (autour de l’ancien maire Trotobas), à Saint-Mandrier (avec Baron). À Toulon, 1 500 personnes se rassemblent place de la Liberté, à 18 h 45, et tournent pendant une demi-heure, avec parfois une cocarde tricolore à la boutonnière, malgré la présence des “nervis” du PPF et de JFOM, tandis que la police commence à montrer quelques hésitations et même de l’indulgence pour les manifestants.
La Résistance s’étend dans les couches de la population
où elle est née, mais aussi dans d’autres milieux. Ces
recrues rejoignent les mouvements existants ou participent à la
création de d’organisations nouvelles.
Parmi ces dernières, on relève :
- La chaîne de distribution des Cahiers de Témoignage
Chrétien qui bénéficie du réseau
antérieur de La Voix du Vatican. et de la nomination au
Lycée de Toulon, durant une année scolaire,
d’André Mandouze, en contact avec Lyon.
- Un petit groupe toulonnais animé par Frédéric
Fortoul, employé à l’arsenal, qui diffuse quelques tracts
signés “La Libération Nationale” et fait de la
contre-propagande.
- de nouveaux réseaux de renseignement qui puisent
souvent parmi les militants des mouvements gaullistes ou qui drainent
des milieux bien spécifiques. À côté des
vétérans Mithridate et F2, il en apparaît d’autres
qui sont aussi contrôlés par les Britanniques. F2 se
ramifie le long de la côte en sous-réseaux, où l’on
retrouve Havard Foch, Brun Volta et leurs amis ouvriers, mais aussi le
capitaine de vaisseau Trolley de Prévaux Vox qui devient vite
l’un des responsables de ce secteur, l’ingénieur de la marine
Lévy-Rueff Vir, Fraysse à La Seyne, le
spécialiste radio Stroveiss à Hyères, etc....
Même si Mithridate quitte l’IS pour se mettre au service du BCRA,
les agents de ces réseaux ne font généralement pas
la différence, croyant servir la France Libre en aidant les
Anglais. Parmi les nouveaux, le plus important est le réseau
Carte, né dans les Alpes-Maritimes et soutenu par le SOE,
service action que les Britanniques ont créé en 1940.
C’est par lui que passent les liaisons par felouques et sous-marins qui, jusqu’en novembre 1942, permettent le débarquement
de matériel et d’agents dans les calanques de l’Estérel.
Un autre réseau - Alliance - mérite d’être
mentionné, car il est à l’origine de l’embarquement
pour l’Afrique du Nord du général Giraud, au Lavandou,
dans la nuit du 5 au 6 novembre. Sous la houlette de Marie-Madeleine
Méric (plus connue sous le nom de Fourcade), son
état-major, replié dans la localité depuis
l’été, a pu ainsi avec l’aide des résistants
locaux, préparer le départ du célèbre
évadé. Dans l’arsenal, l’ingénieur Braudel anime
une série de petits groupes qu’il relie au réseau Sosie
que le colonel Groussard anime à partir de la Suisse.
Pendant ce temps, les principaux mouvements de résistance ont
continué à se développer et à diversifier
leur action:
- Libération, dont l’extension dans le Var intérieur
est en cours, essaie de s’étendre dans le monde ouvrier par
l’intermédiaire de ses militants syndicalistes. Il lance le
Mouvement ouvrier français (MOF) vers le 1er mai et se signale
par quelques tracts. Portalis, qui en a la responsabilité, prend
contact avec des militants “unitaires” de l’arsenal, et organise une
réunion qui aboutit sans doute au premier tract commun aux deux
branches de la Résistance, en novembre 1942. Mais, en
dépit de cette initiative, le MOF ne parvient pas à
s’enraciner.
Combat reste le mouvement le plus solide. Visant plutôt à
recruter des cadres, il pénètre l’administration, noue
des contacts avec des policiers et des gendarmes qui désormais
protègent une partie de la Résistance. Il se ramifie
en services (AS, NAP, ROP, etc...) dont s’occupent Arnal,
à sa sortie de prison, Henri-Émile Amigas, l’un des rares
résistants issu du PPF, Henri Sarie, secrétaire
général de la sous-préfecture de Toulon qui
devient chef du mouvement après le départ de Blum, les
socialistes arcois Albert Textoris et Édouard Soldani qui ont
repris le flambeau dans la région de Draguignan-Fréjus,
etc...
- Franc-Tireur reste plutôt un clan, très actif, voire
imprudent. Mentha est une fois de plus inquiété
après l’arrestation de Roger Mistral, ancien secrétaire
des Jeunesses socialistes, ancien maire de La Farlède et
conseiller général révoqué par Vichy, qui
diffusait journaux et tracts dans l’arsenal. En ce même mois
d’août 1942, dans le même établissement, Fortoul est
arrêté lui aussi, après avoir
été surpris en train de faire des tracts. Après
quelques mois de prison, il rejoindra Franc-Tireur dont il deviendra
l’un des responsables.
L’essentiel pour cette résistance gaulliste réside dans
la tendance au rapprochement qui permet de dépasser les
rivalités personnelles ou de chapelle que la
clandestinité exacerbe toujours. Des tracts communs appellent
à manifester le 14 juillet 1942 ou à riposter à la
Relève qui entend diriger des travailleurs vers l’Allemagne. Ce
sont les prémices de la coordination qui se met en place
à la fin 1942 avec la création d’un comité
régional composé de Mentha Mathil pour Franc-Tireur,
Cohan Bertal pour Libération et de Chevance Bertin pour Combat.
Cette évolution doit beaucoup à l’action menée par
Jean Moulin depuis son retour en France en janvier 1942 avec
deux adjoints dont un radio, Hervé Montjaret, qu’il est venu
récupérer à Bargemon, à l’Hôtel
Bellevue, tenu par l’épouse de son ami, le colonel
Manhès, dont il fera son représentant en zone
occupée.
Durant la même année, le démarrage du Parti communiste s’est confirmé. Mieux organisé, il relance propagande et recrutement dans l’arsenal, s’appuie sur le secteur Hyères-Saint-Tropez où il fait paraître, en mars 1942, un journal local, Lou Travailladou. L’amélioration de la sécurité permet de limiter les dégâts lorsqu’en mars 1942, il est à nouveau décapité par seize arrestations à Toulon et La Seyne. Le “polo” est obligé de fuir, laissant aux mains de la police des rapports très critiques où ce responsable exigeant estime que ses camarades ne comprennent pas le travail de masse et la nécessité de se syndiquer, paraissent sous-estimer l’importance des manifestations de ménagères, ont parfois des réticences à diffuser le matériel. Ces documents permettent de savoir qu’au début de 1942, le parti a pu reconstituer cinq sections (La Seyne, Barjols, Toulon - très affaiblie - Brignoles et la plus importante, celle du littoral Hyères-Saint-Tropez), soit 114 cotisants et commence à faire fonctionner un service de renseignement. Cependant la répression ne l’a pas démantelé comme en 1941. Hors Toulon, il n’y a pas rupture de l’activité, en attendant l’arrivée d’un nouveau “polo” clandestin dans le courant de l’année (le lyonnais Genton Guillaume).
Pour l’instant, le FN reste embryonnaire, malgré les nombreux tracts qui s’en réclament. Pourtant, des contacts ont été établis à La Garde avec des socialistes dont l’ancien député-maire Michel Zunino (qui deviendra membre du comité de zone sud en 1943). Il est en cours de formation à Saint-Tropez autour de communistes locaux (les Grangeon) et de réfugiés parisiens (les professeurs de médecine Gilbert-Dreyfus et Leibovici notamment). Il absorbera bientôt un groupe de résistance local, Les Sans-culotte, avant de s’étendre autour du golfe et de polariser toute l’activité résistante de la région.
Une nouvelle étape dans l’action clandestine est alors franchie.
C’est en effet à l’automne que les FTP, qui se veulent bras
armé du FN, commencent à faire parler d’eux. Le groupe de
Toulon distribue un tract en octobre qui appelle à la
grève générale et prépare des attentats. Le
premier est réalisé, dans la nuit du 8 au 9 novembre
1942, par René Cozzano qui dépose une bombe artisanale au
siège du SOL, boulevard de Strasbourg, à Toulon.
Auparavant, à Agay, entre le 8 et 12 octobre, avaient eu lieu
deux tentatives de sabotage par explosif de la voie ferrée qui
sont sans doute à mettre à l’actif du groupe FTP-MOI du
secteur.
La MOI est ici à dominante italienne et PCI. Sous le nom
d’Italiens Libres, les communistes transalpins se manifestent par des
diffusions de papillons qui protestent contre l’extradition de Luigi
Longo (en février), et celle du journal Parola degli Italiani.
Des contacts sont désormais établis avec les communistes
français et les FTP.
L’action mesurable reste, pour l’essentiel, axée sur la
propagande avec plus de deux cents actes relevés durant
l’année. Mais la marche vers l’unité a commencé,
l’apparition des actions “de masse” et des attentats annonce la phase
ultérieure, les militants déjà mobilisés
sont les cadres futurs d’une résistance qui s’apprête
à connaître un changement de dimension.