INTRODUCTION



Le Var est un département “ rouge ”. C'est sa particularité aux yeux des observateurs extérieurs et, pour la gauche varoise, sa gloire. S'il y a une spécificité départementale, c'est là qu'elle réside. Le Var est avec l'Aude et l'Hérault l'un des prototypes du Midi “ rouge ”. D'où l'intérêt qu'y présente l'étude de la Résistance et plus généralement celle des années 40. Pour reprendre la problématique de Kedward, y a-t-il rupture ou continuité ? Y a-t-il une vocation en quelque sorte naturelle à la résistance alors que règne sur ces terres républicaines le régime le plus “ blanc ” depuis le Second Empire ? Est-ce sur le terreau de la démocratie traditionnelle qu'elle s'est épanouie ou, au contraire, n'est-ce pas par l'extérieur qu'elle a été apportée ? Qu'est-ce que résister en pays rouge ?

1 - Présentation sommaire

Le Var est soumis à l'attraction de Marseille, surtout, et de Nice, mais c'est en fait un condensé de la Provence. Il en rassemble les traits essentiels et d'une façon plus équilibrée que ses voisins écrasés par leur métropole ou par la solitude de leurs montagnes. Seul le Vaucluse pourrait lui être comparé de ce point de vue, la mer en moins cependant ce qui n'est pas peu. La description en a été souvent faite et de façon excellente par les historiens qui chronologiquement nous précèdent. Aussi est-il inutile de reprendre en détail ce qu'ils ont parfaitement décrit1.

Le Var réunit d'abord tous les ingrédients physiques de la Provence. La montagne alpine vient y déployer ses dernières hauteurs. Au pied de ce rebord, les collines et les bassins constituent un ensemble fragmenté en petites unités. C'est dans le Var que cette Basse-Provence connaît son extension maximale. Elle est ouverte et tournée vers l'Ouest, vers Marseille donc, beaucoup moins vers l'Est où le relief se resserre et s'accidente. Si le littoral a une unité, ce sont les hommes qui la lui donnent, par la voie ferrée en particulier qui associe Toulon à ses grandes voisines et qui commence à égrener néo-résidents temporaires ou permanents. Il est d'un côté le prolongement d'une Côte d'Azur avec laquelle il n'est pas encore confondu, il est de l'autre comme une antenne industrielle et touristique de Marseille alors que Toulon, tout aussi populeuse et entassée, même à moindre échelle, tourne elle aussi le dos à l'arrière-pays.

Trois zones principales par conséquent :

- La marge montagnarde, vidée de ses habitants, annonce les espaces déserts des Alpes du Sud. On y est déjà loin de tout et un peu hors du temps. C'est la Provence rude de Giono.

- Le moyen pays n'est pas loin de Manosque. Si ce n'est l'extrême nord-ouest du Var, il n'a pas les yeux tournés vers la Durance, mais il participe de la même culture. C'est un monde ouvert sans doute, parcouru de courants migratoires, traversé de routes fréquentées, apte à l'innovation comme Yves Rinaudo l'a montré pour la fin du XIXe siècle2. Mais le culte du progrès ne va pas sans une certaine méfiance et le républicanisme avancé sans une bonne dose de prudence et de réalisme. Les petits mondes mi-agricoles, mi-urbains sont aussi des lieux de repli. Les nouvelles du monde arrivent vite, mais comme amorties. Giono exagère lorsqu'il en témoigne ainsi à propos de Manosque avant la guerre : “ C'est peut-être cruel de le dire, la guerre d'Espagne n'existait pas à Manosque ... Elle existait à Paris. ”3

Les petites villes et villages qui composent le tissu humain si caractéristique de la région ont alors atteint une sorte d'optimum. Le système paraît équilibré, les tensions sociales atténuées, les mutations digérées. Une sorte d'âge d'or évoqué avec nostalgie il y a peu encore par les vieux républicains restés attachés à la Troisième République. Le pays “ rouge ” par excellence est aussi celui des petits propriétaires et d'un horizon communal assez clos. Cette zone, celle de la vigne et de l'olivier, des coopératives et des petites industries traditionnelles, englobe les massifs côtiers et touche encore le littoral, au moins à l'Ouest à Saint-Cyr et au centre dans la région de Grimaud-Cogolin.

- Il est courant à l'époque d'opposer le littoral à l'arrière-pays en utilisant les traits de caractère supposés collectifs de leur population. Une “ description ethnique ”, non datée mais vraisemblablement rédigée vers 1943 ou 1944 pour les besoins du cabinet du préfet, offre un bon exemple de ces stéréotypes courants :

“ Actuellement, de plus en plus, le “ méridional ” se distingue du “ provençal ” : accueillant et chaleureux, comme tous les peuples méditerranéens, mais inconstant, on rencontre au contraire à l'intérieur une réserve qui va jusqu'à la froideur. ”4

Le trait est gros, mais il met le doigt sur le particularisme des uns et sur l'ouverture de ce littoral où ont afflué des populations diverses à la recherche de travail (et venant en particulier de l'arrière-pays provençal, haut ou bas, de Corse et d'Italie) et où s'installe une bourgeoisie retraitée de professions libérales et de commerçants marseillais à l'ouest de Toulon, d'officiers autour de la ville, et le long de la côte des Maures, de nouveaux venus issus des mêmes milieux, mais de cieux plus septentrionaux. L'empreinte rurale reste prégnante cependant, entretenue notamment par un prolétariat italien qui travaille dans les domaines ou la forêt. Alors que les industries traditionnelles déclinent dans les bourgades du nord ou du centre du département, l'industrie moderne se concentre sur la côte, fortement liée à la mer et à la Marine Nationale. Avec sa dizaine de milliers de salariés, l'arsenal de Toulon et ses dépendances fait encore de la ville un centre ouvrier important, épaulé, de l'autre côté de la rade, par La Seyne, la deuxième cité du Var où les Forges et Chantiers de la Méditerranée emploient près de 2 500 personnes. On pourrait opposer les ouvriers corses de l'arsenal aux métallos de La Seyne, souvent d'origine italienne.

On retrouvera cette géographie dans la mesure où la circulation et l'ouverture conditionnent la naissance de forces nouvelles.

Toulon représente 38 % de l'ensemble d'une population qui a franchi la barre des 400 000 habitants5. On compte précisément 418 808 Varois en 1942, soit 20 000 de plus qu'en 1936. Il faut alors tenir compte des quelque 25 000 réfugiés de l'Est puis de Menton et des repliés de la zone occupée qui sont venus s'y établir, mais il est parti entre temps près de 7 000 étrangers. Malgré ses 177 000 habitants (150 000 en 1936), Toulon est trop excentrée (et pas seulement géographiquement) pour influer fortement sur le département. Le pourcentage de la population urbaine est lui aussi trompeur avec ses 70 % avant-guerre et même 77 % pendant. Les autres villes sont de gros bourgs ruraux que ce soit Hyères, centre de lucratives activités agricoles (29 000 h.), ou même Fréjus (9 500 h.) malgré le poids des camps coloniaux et Draguignan, la préfecture (15 700 h.). La Seyne a elle-même une campagne non négligeable. Que dire alors des 28 autres localités de plus de 2 000 habitants !

Le Var est déjà un département dominé par le tertiaire. Il concerne 46,5 % de la population active en 1936, concentrés surtout dans les fiefs de l'administration militaire ou civile. Mais la paysannerie emploie encore plus de 27 % des actifs, non compris les nombreux salariés ou non-salariés paysans que l'on trouve un peu partout.

L'immigration est présente là où les possibilités de travail l'ont attirée. Autant dire partout puisqu'elle fournit nombre de salariés agricoles, beaucoup de commerçants et d'ouvriers du bâtiment et l'essentiel des bûcherons. Mais les plus fortes concentrations se trouvent évidemment près des activités industrielles : La Seyne, mais aussi les tanneries de Barjols, le bassin minier de Brignoles, les carrières de l'Estérel en particulier. Il s'agit avant tout de l'immigration italienne qui regroupe 35 000 des 40 000 étrangers recensés au 1er janvier 1939. Les Espagnols qui viennent ensuite ne sont que 1 319. Aux 9 % d'étrangers de 1936 (7 % en 1942) s'ajoutent de fait plus de 22 000 naturalisés puisqu'ils ne sont pas considérés différemment par les autochtones. Cette communauté italienne n'est pas une. Elle est parcourue de clivages qui tiennent à la position sociale, à l'origine régionale et aux dates d'arrivée. Ils la rendent plus complexe que ce que laisse croire une xénophobie latente, mais toujours prompte à se réveiller. Fascistes et antifascistes affirmés ne sont que des minorités, tandis que la majorité, besogneuse, souvent analphabète se situe hors du champ politique au désespoir des militants6. L'agitation que les fascistes, encouragés par le consulat, ont entretenue avant-guerre a suscité des réactions d'hostilité et de rejet. C'est ainsi que d'importantes manifestations ont pris pour cible des commerçants italiens à Draguignan et à Saint-Maximin les 13 et 16 avril 1939. Cette poussée de xénophobie, en quelque sorte républicaine, est un des signes du trouble politique qui saisit même les régions solidement ancrées à gauche.

2 - Situation politique

Le Var “ rouge ” n'est pas un mythe, même si ses adversaires, par une réaction de peur classique, en amplifient la cohésion. Les observateurs venus de l'extérieur portent sur cet état de choses le regard un peu amusé qui sied depuis que l'inquiétante étrangeté du “ Midi ” en général s'est muée en exotisme, un siècle auparavant. Sous leur plume, et en particulier sous celle des administrateurs, le “ radicalisme ” varois apparaît comme une sorte de manifestation folklorique liée à l'extrémisme verbal des Méditerranéens. Analysant le “ caractère politique ” du département, un rédacteur anonyme écrit que :

 “ Le Var républicain est devenu le Var rouge avec cette particularité que ce n'est pas le sentiment d'une masse, mais l'effet d'un individualisme prononcé, rebelle au moins en paroles à toute forme de l'Autorité... Le bon sens, la finesse naturelle des paysans varois tempèrent les excès d'une imagination verbale et lorsqu'il s'agit de quelques intérêts fondamentaux, le “ Var rouge ” pourrait rendre des points aux plus conservateurs de nos départements... Le Var rouge, comme tous les pays méridionaux, a donc adapté les théories qu'il professe aux nécessités du pays et à la fameuse douceur de vivre qu'on a toujours trouvée sous ces cieux. ” 7

On ne peut limiter le Var rouge à une SFIO effectivement dominante, et encore moins à un Parti communiste dont les progrès au moment du Front Populaire enregistrent la réussite de sa greffe sur la tradition “ avancée ”8. Il ne peut non plus se limiter à la paysannerie. Ce serait oublier le rôle déterminant de la micro-bourgeoisie et des catégories non-agricoles des villages qui fournissent la plupart des cadres du “ parti rouge ”. Ce serait oublier que les militants se trouvent surtout dans les villes les plus peuplées. Le Var rouge n'est pas homogène, même s'il s'exprime par un vote qui l'est relativement plus. Il comprend toutes les nuances du républicanisme laïque. L'attachement que les modérés ou les opportunistes gardent à l'étiquette “ socialiste ” est aussi le signe de leur allégeance à ce bloc. Globalement entendu, à travers toutes ses strates constitutives, on peut affirmer avec les Renseignements Généraux en 1942 que

 “ l'examen de la situation politique d'avant-guerre... établit surabondamment que la réputation de “ Var rouge ” n'était pas surfaite. ” 9

La répartition du pouvoir l'atteste :

- Les trois sénateurs avec l'ancien ministre René Renoult, successeur de Clemenceau, le philosophe Gustave Fourment, l'un des pères du socialisme varois passé à l'USR, et Henri Sénès, maire du Muy et président du Conseil Général, prototype du notable socialiste (SFIO) rural.

- Quatre députés sur cinq avec les socialistes Joseph Collomp, maire de Draguignan, et Michel Zunino, maire de La Garde, et les communistes Jean Bartolini, le leader ouvrier toulonnais, et Charles Gaou, la facette rurale du Parti.

- La presque totalité du Conseil général et des conseils d'arrondissement. Dans le premier, la droite patentée n'est présente qu'à travers un seul conseiller (URD) tandis que la gauche “ molle ” en compte huit (deux radicaux-socialistes, quatre socialistes indépendants, deux USR), la SFIO dix-sept et l'extrême gauche quatre (un PSOP, trois PCF). Le Conseil d'arrondissement de Brignoles est exclusivement SFIO (huit membres), celui de Toulon majoritairement (huit SFIO, un USR, un radical et un républicain de gauche) et celui de Draguignan à moitié (cinq SFIO, trois USR, un radical et un communiste).

- La grande majorité des 151 communes. On ne sait que trop la difficulté qu'il y a à étiqueter la plupart des conseils municipaux ou même de nombreux maires. Les sources sont souvent approximatives, les sources policières tout particulièrement. Le moins aléatoire est de se référer aux maires. La gauche prend à ce niveau une couleur plus atténuée et le patronage bourgeois (avec souvent alliance à droite) limite encore le déport vers la SFIO. Le maire est parfois moins “ avancé ” que ses conseillers au moins sur le plan de l'appartenance politique. Mais les étiquettes passe-partout, républicain de gauche, républicain socialiste, peuvent masquer aussi bien un modérantisme affirmé qu'un ancrage “ rouge ” plus marqué que chez des adhérents de la SFIO Toutes les nuances du socialisme sont donc représentées dans les 92 communes (environ) qui s'y rattachent de près ou de loin : une quarantaine de maires SFIO, 36 USR ou socialistes indépendants et six communistes. Les 16 républicains de gauche, présents surtout dans les petites communes du Nord, n'en sont parfois pas très éloignés, tandis que les 22 radicaux (presque tous “ socialistes ”) ne peuvent être rejetés si facilement à droite. Cette droite qui s'affirme rarement ne contrôle qu'une demi-douzaine de localités10. Il est vrai qu'il y a Toulon dans le lot où l'ancien socialiste Marius Escartefigue, réélu de justesse en 1935, représente une autre version du modèle municipal marseillais (ou des grandes villes méditerranéennes ?) en tant que chef de file populiste et populaire d'une droite hétérogène et un peu honteuse d'un personnage au passé et au présent assez chargés, de son point de vue. Les autres villes sont soit socialistes SFIO (Draguignan, La Seyne, Saint-Raphaël, Fréjus) soit USR (Hyères, Ollioules) ou radicales (Brignoles).
Les apparences peuvent laisser croire que la droite est, sauf exception, inexistante. Au premier tour des législatives de 1936, les partisans du Front Populaire n'ont-ils pas recueilli plus de 83 % des suffrages exprimés ? Le report des voix ne s'est-il pas fait avec discipline sur les communistes tandis que les renaudellistes perdaient leurs deux députés ? La même suprématie n'est-elle pas confirmée aux cantonales de 1937 où leurs scores vont de 84,6 % des suffrages exprimés dans l'arrondissement de Brignoles à 72,4 et 68 % dans ceux de Toulon et Draguignan (avec une SFIO attirant 70,6, 53,2 et 40,3 % des suffrages) ? La situation partisane de la droite n'est-elle pas aussi critique ? Le Var est un département où l'étoile du PSF ne brille guère, ce qui est assez remarquable. Sa Fédération départementale revendique une quinzaine de sections communales sur le littoral et dans les principales localités de l'intérieur, mais la police les donne pour peu actives et n'évalue qu'à 3 ou 400 le nombre de leurs adhérents, loin des 1 800 revendiqués en 193911. La phobie du “ rouge ” pousse à la radicalisation, aussi le PPF est-il vraisemblablement le parti de droite le plus nombreux, et certainement le plus actif (ce qui ne signifie pas le plus influent). Sur sa douzaine de sections communales, il ne possède que deux points forts, Toulon et Hyères, avec 3 ou 400 adhérents chacune, soit la quasi-totalité du millier de membres que la police lui accorde un peu trop largement, sans doute. Le village de Saint-Zacharie ne constitue pas à vrai dire un bastion, mais plutôt une curiosité due à la conjonction d'un maire populaire et de l'influence marseillaise proche.

Mais la droite ne peut se mesurer seulement aux résultats électoraux que certains des siens boudent ou aux effectifs partisans. À la tradition “ rouge ” s'oppose, tout aussi vivace, une tradition “ blanche ”, rassemblée dans les petites localités autour de l'église et des associations cléricales, foyers d'opposition actifs, tandis qu'en ville et sur la côte, elle est renouvelée par l'apport de militaires et des bourgeois retraités. Toulon offre une concentration plus grande qu'ailleurs, la Marine aidant, de ces couches où l'on ne dédaigne pas de s'abonner à L'Action Française. La ville

“ comprend une haute bourgeoisie, peu nombreuse, composée de vieilles familles, nobles ou roturières, les unes d'antique souche provençale, les autres venues de différentes provinces et fixées à Toulon au gré de la carrière militaire ou maritime de quelqu'un des leurs. Puis des négociants en relation d'affaires avec la Marine et des commerçants d'origines diverses ”

et l'auteur de ce rapport, après avoir évoqué les couches populaires, n'omet pas d'ajouter les retraités et autres

“ attirés par la douceur du climat, la vie facile de Toulon, le milieu intéressant qu'on y rencontre. ” 12

La prééminence “ rouge ” occulte trop souvent cette permanence “ blanche ”, de même qu'elle fait parfois oublier l'importance de l'abstentionnisme. En 1936 encore, 25 % de l'électorat ne s'est pas rendu aux urnes.

Le bloc “ rouge ” n'est pas sans failles. Il apparaît par bien des côtés comme l'expression d'un système socio-politique figé. Jacques Girault, analysant les élections de 1936, a pu remarquer que

“ la commune rouge est donc avant tout rurale, française de souche et plus vieille. ” 13
L'appartenance à ce camp se traduit avant tout par la parole et le bulletin de vote alors que l'adhésion partisane reste très minoritaire. Malgré sa puissance électorale, la SFIO ne rassemble que 1 500 à 1 800 adhérents dont un tiers à Toulon. Les notables élus (politiques ou syndicaux) en sont les cadres. Les 70 ou 80 sections n'ont qu'une vie épisodique, rythmée par les campagnes électorales. L'USR, de son côté, a un caractère encore plus notabiliaire et le Parti radical-socialiste n'existe qu'à Toulon, et encore depuis peu (417 membres). Le Parti communiste fournit l'essentiel des forces militantes à gauche. L'évaluation policière de 1942 paraît sous-estimer son implantation en ne lui accordant qu'un millier d'adhérents, alors que, lui-même en revendique, sans doute excessivement, 3 000 en 1939. La moitié réside à Toulon et La Seyne14, mais il est représenté par des noyaux militants dans toutes les petites localités semi-ouvrières : Draguignan et Flayosc et leurs ouvriers de la chaussure ou leurs employés, Saint-Tropez et La Londe et les salariés de la Marine Nationale, Tourves et ses mineurs, Carnoules et Pignans et leurs cheminots, Barjols et ses tanneurs. Ce seront autant de pôles de résistance à la disparition et de bases de reconstitution. Comme ailleurs, le PCF a introduit ici un autre type de militant “ rouge ”, ouvrier, citadin et souvent jeune, et une autre forme de culture politique, celle des “ camarades ”, qui s'oppose (mais pas toujours) à celle des socialistes qui ressort surtout du patronage, sinon déjà du clientélisme, traditionnel dans la mesure où elle s'appuie davantage sur les cadres sociaux ou politiques (les élus, le maître d'école, le chef de service, le “ coq de village ”). Par le biais du syndicalisme, le PCF a commencé à grignoter la base ouvrière de la SFIO et à s'élargir aussi au prolétariat immigré, non sans provoquer des réactions de rejet, et pas seulement chez les “ Blancs ”. Malgré l'électorat qu'il a pu gagner dans le Var rural, sa position n'y est pas encore solidement assurée. Les héritiers de la tradition tiennent encore fermement les associations et les organisations corporatives.
Le pragmatisme est un trait ordinaire de cette gauche varoise, peu portée à l'idéologie, sinon républicaine et anticléricale, mais marquée par une pratique de socialisme municipal qui est à la base de son succès (et de son élimination du radicalisme). L'adhésion viscérale à ce qui paraît défendre les “ petits ” au mieux se transmet par la famille, une famille qui s'élargit facilement aux dimensions de la localité. Autant dire que le campanilisme se porte bien. Paul Veyne constatait pour un autre coin de Provence l'importance de ce village centre du monde il y a peu de temps encore15.
Si l'État Français réussit son installation avec autant de facilité, au moins apparente, les raisons n'en sont pas seulement la permanence “ blanche ”, le poids de la ruralité, la xénophobie ou l'essoufflement d'un système. Il est des causes plus conjoncturelles et des étapes préliminaires. La dissolution du Front Populaire et Munich font ressortir les contradictions de l'alliance, sur fond de désillusions de la base. Tandis que la SFIO penche vers le paulfaurisme, le PCF traverse une grave crise militante qui enraye sa progression spectaculaire depuis 1935. La CGT qu'il contrôle aurait perdu les trois-quarts de ses adhérents entre 1937 et 1939 et, après le relatif échec de la grève du 30 novembre 1938, se trouve au bord de la scission tant les relations entre “ unitaires ” et “ confédérés ”, emmenés par les “ Amis de Syndicats ”, se sont dégradées16.
Déchirée, déçue, mise implicitement en accusation, la gauche socialiste est sur la défensive et, avec elle, toute la gauche. En porte-à-faux face à la montée des périls, elle est tiraillée entre le pacifisme, le nationalisme et l'antinazisme. La période est au reflux, voire au rejet, du politique et au repli sur la sphère individuelle après les emballements collectifs de 1936 et devant les malheurs du temps. Ce réel angoissant mais que l'on voudrait écarter, l'exode pitoyable des républicains espagnols n'en est-il pas le signe annonciateur ? Il en arrive 1 700 au début de 1939. On ne peut pas dire qu'ils soient reçus à bras ouverts, en dépit de la solidarité de quelques groupes de militants. Le temps du repli est en même temps celui de la dérive des valeurs républicaines forgées par la tradition jacobine17. La commémoration du 150e anniversaire de la Révolution Française est ici aussi “ un service funèbre et un bel enterrement ”18. Elle traduit la timidité des hommes au pouvoir, la division des héritiers, comme l'adhésion superficielle des élites, particulièrement de celles qui dirigent l'appareil d'État, souvent marquées par d'autres courants de pensée. Aux discours figés des uns répondent les proclamations enflammées de ceux qui se réclament encore du Front populaire dans des meetings peu suivis19. Ce repli “ rouge ” que l'on ressent, même ici, laisse le champ libre à la droite. L'annonce du pacte germano-soviétique et la guerre ne font qu'accélérer le mouvement.          

3 - La “ drôle de guerre ”

La gauche entre en guerre à reculons, affaiblie par la division et par le doute. Ce qui reste du militantisme “ rouge ” est désorienté et déchiré par l'annonce de la signature du pacte germano-soviétique. La mobilisation qui intervient aussitôt désorganise tout. À la base, la quasi-disparition des partis politiques et des syndicats date en fait de ce moment-là. Pierre Laborie a écrit très justement que la période qui s'ouvre alors est “ une des clés de la compréhension générale des comportements ”20 et il a montré son importance dans la formation des obsessions qui semblent tenir lieu d'opinions. Son analyse de la presse du Lot pourrait s'appliquer à celle que lisent les Varois, qu'elle vienne de Toulon (Le Petit Var) ou de Marseille (Le Petit Marseillais du groupe de droite Jean Gaillard-Bourrageas, propriétaire aussi du journal toulonnais, Le Petit Provençal du sénateur radical Vincent Delpuech qui est l'organe de la gauche avec pour complément Le Radical, Marseille-Matin de l'armateur Jean Fraissinet, très marqué à droite). Les mêmes thèmes envahissent tout, occupent l'attention et font passer, sinon au second plan, du moins en retrait relatif les peu mobilisatrices péripéties de la guerre en cours. Les sources administratives, peu abondantes, s'en ressentent de la même façon. Qu'en ressort-il ?

a - Un anticommunisme obsessionnel

Le pacte germano-soviétique est généralement ressenti comme une trahison et non sans jubilation par tous ceux qui ont quelques comptes à régler avec le Parti communiste, et, sur ce plan, la droite et la gauche non communiste se rejoignent. Avant même la déclaration de guerre, Le Petit Var est plein de condamnations du pacte et d'attaques contre les communistes. La censure rétablie le 29 août étoufferait, s'il y en avait, les voix discordantes. Les quelques affiches que les communistes essaient de coller, au Luc par exemple, sont l'occasion des premières poursuites judiciaires. On chercherait pourtant en vain un acte d'hostilité quelconque à la guerre de leur part et leur présentation du pacte n'est pas encore “ anti-impérialiste ”, on le sait. Ils partent comme tous les mobilisés rejoindre leur affectation et leurs élus jouent le jeu commun de la discipline patriotique. Ainsi le maire et conseiller général du Beausset appelle-t-il ses concitoyens à unir leurs efforts pour mener à bien des vendanges affectées par le départ des hommes et qu'il présente comme faisant partie du devoir patriotique21. Pourtant déjà la vague anticommuniste recouvre tout. Tel témoin se souvient que, lors de la réquisition des chevaux de la région de Brignoles, il y a la débandade dans les rangs de la colonne qui doit les mener à Draguignan et que la faute en est imputée d'emblée aux communistes qui auraient lâché en pleine nuit les bêtes dont ils ont la charge22. Opinion admise sans discussion, colportée 30 ans après inchangée, l'évidence quoi ! Est-il besoin d'ajouter qu'il n'y a aucune trace d'un incident pareil qui n'aurait pas manqué d'entraîner l'ouverture d'une enquête et qu'il est, de plus, assez invraisemblable. Mais faute d'hitlérophiles avoués, le PCF constitue un merveilleux bouc émissaire. Pourtant ses élus désavouent le pacte au fil des semaines, et parfois le Parti lui-même23, après le choix de l'orientation anti-impérialiste par la direction et malgré l'arrestation des deux députés communistes varois.
L'anticommunisme devient un phénomène d'opinion majeur. La place qu'il occupe dans les sources conservées en témoigne, qu'il s'agisse de la presse ou des documents policiers et administratifs. Parallèlement au front véritable, un front intérieur s'ouvre auquel s'associent les éléments les plus divers, militaires et syndicaux au premier chef. La censure et l'état de guerre aidant, la vague prend une allure paranoïaque. Sur le plan syndical, l'offensive est menée par “ Les Amis de Syndicats ” qui s'appuient ici sur le Syndicat du personnel de la ville de Toulon. Leur animateur, Antoine Berne, est soutenu par la tendance Jouhaux et par la SFIO. L'un des chefs socialistes, Albert Lamarque, rédacteur local du Petit Provençal, en tracera un portrait flatteur24. L'Union Locale de Toulon est reconquise la première. Entre octobre et novembre, toute la C.G.T. est remaniée avec la dissolution des syndicats qui n'ont pas désavoué le pacte. Quant à convaincre les ouvriers de suivre les nouvelles directions, il y a là une étape dont on se rend vite compte de la difficulté25. Malgré leur passivité, leur trouble ou le désaccord exprimé, la répression traque les militants les plus en vue, surtout ceux qui sont mobilisés et que l'armée tente de “ démasquer ”. Elle reste cependant limitée jusqu'en avril 1940 à quelques emprisonnements, parfois suivis de non-lieu, et à la suspension des élus communistes, puis à leur révocation (à l'exception de la majorité du conseil municipal de Flayosc). Le décret du 18 novembre 1939 permettant l'internement administratif n'a d'incidence notable qu'à la fin du printemps 1940 où l'on assiste à un net durcissement : 42 internements de Français entre avril et août 1940, 56 mobilisations en “ compagnies de passage spéciales ”, de nouvelles arrestations et des mesures d'éloignement prises à l'encontre de cheminots et d'agents des PTT. Depuis le 21 mars, les communistes des Alpes-Maritimes sont internés à Saint-Maximin.
Pourtant rien ne justifie cette évolution. Aucune activité clandestine du PCF n'est décelable à travers les sources policières. Des témoins, cheminots, nous ont dit avoir fait la liaison avec Marseille et avoir apporté des papillons. S'il y a eu des distributions, elles ont été confidentielles. Un embryon d'organisation souterraine (plus que clandestine) subsiste avec de vieux militants toulonnais et seynois, mais il reste en position d'attente. Seul Jacques Sadoul, replié à Sainte-Maxime, se fait remarquer, mais c'est pour télégraphier à Paul Reynaud qu'il faut négocier avec Moscou et que la guerre doit être menée avec les communistes jusqu'à l'écrasement de l'Allemagne26. C'est le 24 mai. La machine répressive fonctionne alors à plein contre l'ennemi de substitution. Il est le communiste, mais il est aussi l'étranger. L'époque est à la résurrection des vieilles peurs27.

b - La xénophobie instituée

C'est l'autre pilier de l'idéologie dominante. Arthur Koestler l'a très bien définie dès l'époque comme “ une variante nationale, un ersatz de l'antisémitisme allemand ”28. Elle frappe sans discernement les étrangers sans souci de leurs positions vis-à-vis de la France ou de l'Allemagne. Les Allemands, émigrés politiques, antinazis notoires, sont internés comme les autres. Si le premier internement au camp de La Rode, à Toulon, est humiliant, mais momentané, celui qu'on leur impose au printemps aux Milles, près d'Aix, est autrement significatif de l'institutionnalisation de la xénophobie. Lion Feuchtwanger, une de ses victimes, témoigne du climat d'espionnite, de bêtise, de paresse intellectuelle et de conformisme qui sévit alors, notamment sur ce littoral où se sont réfugiés des écrivains tels que lui29. Les étrangers, communistes ou supposés tels, en avaient déjà fait l'expérience puisqu'ils avaient été les premiers affectés par les internements administratifs, dès octobre 1939. La participation à la guerre d'Espagne avait alors suffi à les faire considérer comme suspects. Les républicains espagnols réfugiés dans le Var sont regroupés dans des camps et, comme pour rasséréner une opinion hostile, Le Petit Var annonce le 22 février 1940 que l'on y envoie une trentaine de femmes et d'enfants. Par contre, l'hostilité aux Italiens (en général) ne ressort plus guère. Aucune réaction dans l'opinion. Plus de manifestations hostiles. Rien dans la presse. Silence d'attente. L'administration reste vigilante30 et l'opinion ne peut rester insensible au fait que les étrangers continuent à vaquer à leurs occupations alors que les Français sont mobilisés. Les clivages ne se sont pas envolés, la peur subsiste. Que fera l'Italie ? Mais le climat idéologique lui est plus favorable et le conseil municipal de Toulon n'hésite pas à l'appeler aux côtés de la France, le 18 mai 1940, au nom d'une commune civilisation romaine. La déclaration de guerre du 10 juin ressuscite l'archétype de l'Italien fourbe et lâche. Dès le lendemain, commence un tri arbitraire, suivi par des internements au camp de Saint-Cyprien (Pyrénées-Orientales) dont les conditions lamentables fourniront des arguments commodes à Mussolini. La tension provoque des incidents et, même dans une localité sans histoires comme Le Cannet-des-Maures, on redoute des bagarres dès le 11 juin31. À la même date, le préfet maritime laisse poindre l'indignation de ceux qui croyaient en cette Italie “ reniant son histoire et la civilisation dont elle est issue ”32. Le fossé entre les communautés s'est élargi. Avec l'anticommunisme, cette xénophobie, anti-italienne en particulier, participe du fonds commun idéologique sur lequel Vichy va prospérer.

c - La tentation autoritaire

Les mesures de contrôle sont inhérentes à l'état de guerre et, pour éviter une dérive, il faut que le pouvoir politique tienne bien en main l'appareil militaire surtout. Ce n'est pas précisément l'impression que l'on a dans cette période. À la place déterminante prise dans la lutte contre les communistes et les étrangers suspects, s'ajoutent progressivement d'autres éléments. À Toulon, fief de la Marine, cette évolution est très sensible. Dès la fin août 1939, sont prises les premières mesures de défense. La Défense Passive distribue des masques à gaz le 27 et ne cesse de multiplier les conseils. La circulation, rapidement entravée par le passage du camp retranché en “ zone des armées ”, n'est que lentement libérée (le 11 décembre) avant d'être de nouveau perturbée en juin. À partir du 16 mai 1940, le préfet maritime est chargé du maintien de l'ordre et de la police dans ce périmètre. Le tribunal maritime est déjà l'un des rouages essentiels (avec le tribunal militaire de Marseille) de la répression contre les communistes et les espions. La croissance du pouvoir militaire va de pair avec celle des groupes de pression qui lui sont socialement et idéologiquement proches alors que, par la force des choses, les contre-pouvoirs habituels, syndicaux ou politiques, sont affaiblis par la mobilisation, la volonté unitaire, la division et la répression.

Tout autour des mobilisés fleurissent quantité de comités qui se chargent d'organiser la solidarité qu'on leur doit naturellement. La gauche a les siens, comme le montre l'exemple de La Seyne où la SFIO et l'Amicale socialiste des Chantiers participent aux envois de colis. Mais, en ce domaine, la tradition charitable et militariste de la droite fait merveille. Le PSF et les catholiques font preuve de dynamisme et épaulent les associations d'anciens combattants chargées de diriger les nombreux comités municipaux. De cette action à la dénonciation politique, la marge est parfois étroite. Le “ Comité de vigilance ” de Bandol est un exemple limite, mais pas unique et précurseur. Créé le 4 novembre 1939, il associe l'aide aux mobilisés à la dénonciation des étrangers et des communistes. Il est dirigé de plus en plus contre la municipalité SFIO d'Octave Maurel, président de l'Amicale des maires du Var, et conjugue son action avec celle du PSF et de son annexe “ Les Auxiliaires de la Défense Passive ”33.
La presse est pleine de communiqués d'associations de ce type dans ses rubriques locales. En revanche, la gauche semble comme évanouie tant sont rares les mentions de son activité. Cette sensation n'est pas qu'illusion puisque la SFIO d'Ollioules s'inquiète dans Le Petit Var du 24 janvier de cette quasi-disparition et appelle à réagir. Seule la CGT épurée intervient régulièrement dans ses colonnes, surtout par l'intermédiaire des articles que la Confédération envoie ou ceux que rédige Dupuis, le secrétaire du syndicat de salariés de l'arsenal (le Syndicat des travailleurs réunis du port de Toulon). Farouchement antistaliniens, ils traitent des thèmes corporatistes et de la collaboration de classe. La guerre et la dénonciation de “ l'hitléro-communisme ” donne l'élan que la gauche a perdu à une droite renaissante. Elle commence à pétitionner contre les municipalités “ Front Populaire ” de la côte. Le Dr Frèze, maire de Sainte-Maxime (juif), est dénoncé comme “ bolchevik ” par ce moyen le 15 février. Gaillard, le maire SFIO de Cavalaire, est accusé à plusieurs reprises d'antimilitarisme et de communisme tout comme la municipalité SFIO de La Seyne. La délation anonyme suscite déjà les demandes d'enquêtes de la part du ministère de l'Intérieur. Elle comporte tous les ingrédients que le pullulement des mois suivants rendra classiques. La lettre de La Seyne est signée par une institutrice privée au nom d' “ un groupe de Français patriotes ” et l'on y dénonce en amalgamant SFIO et PCF les journées de juillet 1936 avec drapeau rouge, feu d'artifice, défilés, les menaces d'un PCF prépondérant et le molestage des opposants34.
La “ drôle de guerre ”, c'est aussi un “ drôle ” de climat qui s'instaure, “ un climat malsain de suspicion ”35. Même le vocabulaire est déjà là. Les associations d'anciens combattants ont constitué une instance commune pour coordonner leur action à la fin de 1939 et elles l'ont appelée “ Légion ”.

d - Une amorce d' “ ordre moral ”

Cette évolution s'accompagne d'une poussée de moralisme. Elle est nettement perceptible à la mi-mai 1940, préparée de longue date dans les milieux où il allait de soi que les “ folies ” d'avant-guerre seraient tôt ou tard punies par la justice immanente. Le 13 mai, est annoncée la création d'un Comité varois d'action contre l'immoralité publique. L'appréhension de la défaite ouvre un champ plus large. Le 26 mai, la cérémonie de supplication se déroule à Toulon, sous la houlette de l'évêque, non seulement en présence des autorités maritimes, mais aussi avec celles de responsables politiques et administratifs qui semblaient jusque-là plutôt portés vers le rationalisme.

La recherche du miracle s'accompagne de celle de l'homme “ providentiel ” et c'est à un militaire que l'on songe même dans le département de Clemenceau. Dans la rubrique locale de Sanary de ce 26 mai, Le Petit Var fait passer un appel à la générosité en faveur des réfugiés qui est aussi un acte d'allégeance au général Weygand. Le thème de la nécessité du retour à la terre est évoqué dès le 15 janvier dans le supplément du soir du Petit Var, République du Var, et les mesures que le gouvernement prend en faveur des chômeurs voulant retourner à la terre, répercutées dans la presse le 11 mai, donnent la mesure d'une orientation qui est moins sociale que morale et qui met en accusation une société urbaine sur laquelle le poids de la défaite va retomber.

Denis Peschanski a raison de souligner les différences de nature qu'il y a entre la Troisième République qui ne se sait pas finissante et le régime de Vichy, entre ce qui tient du “ régime d'exception ” et ce qui participe d'une “ vaste et nécessaire entreprise de mise en ordre et d'assainissement national ”  inscrite dans “ un projet de société ”36, cependant il faut bien constater qu'à la faveur des circonstances s'est développé comme une manière de pré-Révolution Nationale.

Le communiqué du préfet maritime du 23 mai donne le ton en annonçant que “ nous traversons une épreuve ”. Avec l'entrée en guerre de l'Italie, la menace est désormais toute proche. À deux reprises, l'aviation italienne vient même attaquer les installations militaires du Var. Le 13 juin, elle occasionne quelques dégâts à La Seyne et à Toulon. Le 15, elle entend répliquer à l'opération Vado qui a permis à la Marine de purger sa colère contre le coup de Jarnac italien en allant bombarder Gênes et Savone. L'affaire est ce jour-là plus sérieuse, marquée par l'attaque des bases aéronavales et du port de Toulon ainsi que par des combats aériens sur la majeure partie du département. Les territoriaux d'Agay et de Saint-Tropez auraient abattu à cette occasion les aviateurs qui avaient sauté en parachute, affaire sur laquelle les Italiens reviendront sans cesse les années suivantes.

Mais les yeux sont fixés sur Toulon où la marine s'apprête au combat sans négliger un repli éventuel outre Méditerranée. L'atmosphère est résolue aux dires des témoins et le préfet maritime (suivant en cela les ordres de l'Amirauté) intervient quelques minutes après le message du Maréchal Pétain du 17 juin pour dissiper les inquiétudes : la lutte continue37. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que la censure ait laissé passer le 19 le message que le général de Gaulle a prononcé la veille à Londres et qui figure en première page du Petit Provençal 38 et du Petit Marseillais. Ce jour-là, l'Amirauté a confirmé les ordres de défense du camp retranché de Toulon, malgré les efforts du maire qui préférerait que sa cité soit déclarée “ ville ouverte ” comme Marseille. Mais il est bien tard pour mobiliser une opinion que “ l'attentisme calculateur ”39 a désarmée et qui n'est pas plus préparée à la défaite qu'elle ne l'avait été au combat. Après la guerre, réglant quelques comptes, un journaliste du Petit Var rappelait que son directeur l'avait empêché d'écrire des articles sur la Grande Guerre comme il le projetait alors que celle-ci commençait. Il ajoutait que
“ la guerre s'ouvrait dans un climat décourageant. Pas de fièvre patriotique, rien de comparable aux heures d'exaltation de 1914. ” 40

On avait laissé l'héroïsme au peuple finlandais à qui plusieurs municipalités avaient rendu hommage, des municipalités de gauche, celle du député socialiste Zunino (La Garde) le 24 février et celle d'Hyères le 4 mars. La France s'était retranchée derrière la ligne Maginot. La municipalité de Pierrefeu, elle aussi républicaine “ avancée ”, avait sans doute traduit un sentiment commun en honorant Painlevé et Maginot le 17 février. Mais, une fois la ligne percée, que faire sinon recourir à l'intercession divine ?  

 

1. Nous nous référons évidemment aux travaux de Maurice AGULHON, Emilien CONSTANT et Yves RINAUDO, sans oublier Jacques GIRAULT qui a étudié de façon extrêmement minutieuse l'Entre-deux-guerres varois et qui nous a fait bénéficier de ses recherches alors en cours.

2. Y. RINAUDO, Les paysans du Var, fin du XIXème siècle, début du XXème siècle, Aix, 1978.

3. Entendu dans un entretien avec Jean Amrouche au début des années 50 et rediffusé sur France-Culture en juillet 1987.

4. ADV, cabinet 687, tableau départemental après l'Occupation (incorporant des éléments rédigés pendant celle-ci).

5. ADV, cabinet 600 : fichier départemental établi par les Renseignements Généraux en 1942. Le département compte aussi à cette époque plusieurs milliers de militaires, marins et jeunes des Chantiers de jeunesse

6. Nous avons évoqué ce sujet dans “ Les étrangers dans la Résistance provençale ”, Revue d'Histoire moderne et contemporaine, tome XXXVI, octobre-décembre 1989, p.658-671.

7. ADV, cabinet 687, tableau déjà cité, chapitres II et VI, ce dernier sur l'arrondissement de Draguignan.

8. J. GIRAULT, “ A la recherche du Var rouge ”, Cahiers de la Méditerranée n°7, décembre 1973, p. 18.

9. ADV, cabinet 600, fichier déjà cité.

10. Les renseignements policiers étant sujets à caution, cette statistique est de notre cru, mais comporte cinq lacunes. À partir de l'étiquetage des maires, nous avons abouti à 40 SFIO, 11 socialistes proches de la SFIO, 15 USR, 6 socialistes indépendants, 14 républicains socialistes, 22 radicaux et radicaux-socialistes, 16 républicains de gauche, 6 communistes et autant de maires de droite. Voir carte en annexe.

11. Ces renseignements sont tirés du fichier des Rens. gén. qui fait le point sur la situation politique avant-guerre (ADV, cabinet 600, été 1942).

12. ADV, cabinet 687, tableau déjà cité. Le style fait penser à un recopiage de guide touristique ou géographique un peu ancien, mais sa réutilisation en 1943, si réutilisation il y a, est significative.

13. Dans son étude inédite sur le Var du Front Populaire qu'il a eu la gentillesse de nous communiquer à l’époque alors que sa thèse n’était pas encore éditée (Le Var rouge. Les Varois et le socialisme de la fin de la Première Guerre mondiale au milieu des années 1930, Paris, 1995).

14. Voir notre contribution in J.-P. AZÉMA, A. PROST et J.-P. RIOUX dir., Les communistes français de Munich à Châteaubriand, 1938-1941, Paris, 1987, p. 289. Les chiffres valent moins en eux-mêmes que par les comparaisons que l'on peut faire. Le chiffre de 3 000 est sans doute excessif, il est, par contre, vraisemblable que le PCF a plus d'adhérents que la SFIO.

15. Interview à L'Histoire n°106, décembre 1987, p. 69 : “ De toute façon, le centre du monde se trouve au village : c'est là qu'on se connaît et là que s'enracine le système des clans ”.

16. La CGT aurait regroupé 24 ou 25 000 adhérents en 1937, répartis en 151 syndicats et sept Unions Locales. Sur cette crise, voir J.-P. AZÉMA, A. PROST et J.-P. RIOUX, Les communistes ..., op. cit., p. 289.

17. Voir les remarques de M. AGULHON dans Histoire vagabonde, Paris, 1988, p. 165, sur son affaiblissement.

18. J. GUÉHENNO, Journal des années noires, Paris, Gallimard, 1947, p. 47 (rééd. Folio, 1973).

19. Voir notre contribution sur ce thème de la commémoration de 1789 dans le Var dans Var, terre des Républiques, Toulon, 1988, p. 235-244. Elle rejoint sur le 150e anniversaire le sentiment de J. Guéhenno que nous ne connaissions pas alors.

20. P. LABORIE, op. cit. p. 3.

21. J.-M. GUILLON, Le Var, la Guerre, la Résistance 1939-1945, Nice, CRDP, 1984 (rééd. Toulon, CDDP, 1994) document n°4 qui se termine par “ se dérober, c'est trahir ”.  Cet élu est Marius Mari..

22. Jean Pizan, alors maire de Cabasse et qui fut chargé de réorganiser la colonne.

23. Notre étude dans J.-P. AZÉMA, A. PROST et J.-P. RIOUX, Les communistes ..., op. cit., p. 289-290.

24. Le Petit Provençal  du 3 décembre 1939 :  “ Avec Antoine Berne, courageux reconstructeur ”.

25. J.-P. AZÉMA, A. PROST et J.-P. RIOUX , Les communistes ... , op. cit., p. 289-291.

26. J. Sadoul est arrivé le 3 mars 1940 à Sainte-Maxime. L'opposition de la droite locale et des autorités l'empêchera de s'y installer définitivement. Il écrit beaucoup et toujours pour prôner un rapprochement franco-soviétique contre l'Allemagne (ADV, cabinet 883 2).

27. P. LABORIE, op. cit., p. 51.

28. A. KOESTLER, La lie de la terre, Paris, 1947, rééd. de poche 1987, p. 92.

29. L. FEUCHTWANGER, Le diable en France, Paris, Jean-Cyrille Godefroy, 1985.

30. J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit. document n°5, lettre du préfet du 24 décembre 1939 sur l'attitude de l'administration vis-à-vis des immigrés et du Consulat.

31. ADV, 202 936, Le Cannet : lettre du secrétaire général de l'Office des Mutilés et Combattants qui réclame des mesures d'urgence tant la population est hostile aux Italiens

32. ADV, 3 Z 22 25, ordre du jour du vice-amiral d'escadre Devin.

33. Dont O. Maurel se plaint le 5 juin 1940 (ADV, 1 W 35, Bandol et, sur le Comité de vigilance, 3 Z 4 19, notamment rapport de police spéciale du 8 mars 1941).

34. ADV, 1 W 52, La Seyne, lettre transmise le 25 mai 1940. Pour Cavalaire, 1 W 39, intervention de Paris du 19 avril 1940 et lettre anonyme du 27 mai et sur Sainte-Maxime, 1 W 51.

35. P. LABORIE, op. cit. , p. 91.

36. D. PESCHANSKI, “ Le régime de Vichy a existé ”, in Vichy 1940-1944, quaderni e documenti inediti di Angelo Tasca, Paris-Milan, Feltrinelli, 1986, p. 29-33.    

37. J. GIRAULT, J.-M. GUILLON, R. SCHOR, Le Var de 1914 à 1944, Nice, CRDP, 1985, document 56 : message téléphoné par la préfecture maritime et aussi témoignage G. Havard, p. 6.

38. J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit., document 9. Appel publié aussi par Le Petit Dauphinois.

39. P. LABORIE op. cit., p. 73.

40. ADBdR, Cour de Justice d'Aix, dossier 170, déposition Ma.