Le légendaire apparaît avec la Résistance elle-même et s'affirme au fur et à mesure de son action. Il est partie prenante du phénomène exceptionnel que constitue la Résistance et, donc, de sa mémoire. Après la Libération, du sentiment précoce d'une exclusion et d'une incompréhension, de la conscience d'avoir joué, malgré tout, un rôle historique dont la portée dépasse les seules années de guerre, de la certitude d'avoir constitué un exemple, naît très vite la volonté de sauvegarder ce qui fait la spécificité, l'apport, l'honneur de la Résistance et des résistants, quitte à donner de ceux-ci une définition élastique ou restrictive selon les moments et les objectifs. Les résistants, du moins ceux qui se veulent toujours tels, entendent refuser le modèle “ ancien combattant ” de leurs pères - tout en copiant leur action revendicative - pour rester des combattants.
Pas plus que la lutte ne s'est terminée pour eux avec la Libération, elle ne se termine avec la Victoire. Si la masse, déçue, s'est démobilisée ou se démobilise peu à peu, ils entendent rester sur la brèche. Ils ont conscience d'avoir un rôle civique à jouer et, souvent aussi, un rôle politique. Avant-garde, élite ou parfois secte, ils aspirent à être suivis par la masse, comme dans la clandestinité, tout en se voulant différents et en cultivant leur singularité.
Mais les anciens résistants restent aussi divisés que sous l'Occupation. Ils reproduisent volontiers le chassé-croisé unité/division, oscillant sans cesse entre l'anathème et l'appel à l'union, selon les lieux et les moments. Ils sont tous marqués par ce qu'ils ressentent comme l'échec de la Libération. Cet échec, ils l'analysent différemment selon leurs options, mais, avec en tête, qu'il y a eu trahison quelque part. Conscient de la minorité qu'ils étaient pendant la Résistance, ils ont tendance à réduire encore le nombre des “ purs ” et à en exclure tous ceux qui n'étaient pas avec eux. Les “ mauvais ” ou les “ faux ” résistants, ce seront les autres. Minorité dans le pays, et minorité divisée, ils sont très rapidement sur la défensive, au fur et à mesure que le pouvoir politique leur échappe ou conduit à des compromissions. L'acteur pessimiste transparaît sous l'historien dans la vision qu'Henri Michel donne des rapports de la Résistance et de la population :
Significatif de la période où il est écrit (1954), ce jugement correspond aussi à une mentalité largement partagée2.
A - LES JALONS D'UN COMBAT
Dans la foulée de la Libération, les organisations de résistance sont soucieuses de rendre hommage à leurs morts. En même temps, elles désirent, par là, faire connaître l'œuvre accomplie dans la clandestinité et légitimer ainsi la place qu'elles ont conquise. Elles entendent fonder un nouveau culte civique, dans la tradition révolutionnaire. Funéraires et patriotiques, les cérémonies sont aussi pédagogiques et politiques. Leur profusion des premiers temps est une autre trace de la prégnance du modèle de l'An II, avant que les commémorations ne prennent un cours plus tranquille et plus classiquement patriotique.
1 - Mémoire banalisée et toujours active : la toponymie locale
En même temps que la mémoire résistante, la toponymie locale retient d'autres traces de la période. La date unificatrice par excellence n'est pas le 8 mai, dont la commémoration a une histoire troublée, mais la Libération. Présente dans 32 communes seulement à partir des années 60, la célébration de la victoire sur le nazisme n'est pas sans rapport avec la conjoncture et la couleur politique des municipalités. Commémoration antinazie par excellence, c'est une date idéologiquement chargée, alors que la Libération, elle, fait l'unanimité pour marquer le lieu même de l'événement (33 localités). Lorsqu’elle n’est pas glorifiée d'emblée, elle l’est plus tard, en particulier dans les années 60. La toponymie étant cocardière, sinon nationaliste, on ne s'occupe guère des unités alliés qui y ont participé et l'on préfère honorer les troupes françaises ou leurs chefs, le maréchal de Lattre de Tassigny d'abord (36 communes). S'appuyant sur le dynamisme d'associations spécifiques, animées par d'anciens militaires de carrière, cette célébration est complémentaire, mais aussi assez vite concurrente de celles de la Résistance. Significativement, c'est lorsque celle-ci s'affaiblit qu'elle démarre (en 1946) et, bien entendu, ce n'est indépendant ni du retournement politique, ni des affaires coloniales. Alors que l'une est plutôt de gauche, l'autre reçoit plutôt les faveurs des municipalités de droite. Aux côtés des mémoires gaullistes et communistes, pointe une troisième mémoire de la 2e Guerre mondiale, moins sensible aux rebelles et davantage inspirée par les valeurs militaires et apolitiques classiques.
2 - Mémoire sacralisée : monuments et stèles
Minoritaire dans la population, la Résistance est marginale jusque dans la géographie communale. Ses monuments ne sont pas, comme ceux de 1914-18, au centre des agglomérations. Ils sont à la périphérie, dispersés dans le terroir, souvent à l'emplacement des combats. Ce sont rarement de vrais monuments, mais plus souvent des stèles ou des plaques de médiocre dimension et de facture très simple. Certes, les résistants, comme les autres combattants de la guerre 1939-45, ont leur place sur le monument aux morts central, mais ce sont des ajouts sur un édifice qui n'est pas tout à fait le leur. Quand elle l'a pu, la Résistance s'est greffée aussi ailleurs. Consciente dans sa partie la plus politique et la plus à gauche de s'inscrire dans la lignée républicaine, voulant le souligner, elle a tenu à associer ses martyrs à ceux de l'insurrection de décembre 1851 à Aups et Barjols. Ce caractère contribue à la singulariser.
Les monuments consacrés à la Résistance ne représentent en effet que 42 % de l'ensemble de ceux qui concernent la période 1939-45. Le débarquement est commémoré en même temps, par des pierres aussi simples que celles de la Résistance. Mais, dès que la vague résistante s'étiole, sont inaugurés des monuments plus importants. Tout se passe comme si ce souvenir relayait celui, défaillant, de la Résistance (11 monuments sur 14 en faveur du débarquement). Cette inversion du rapport Résistance-troupes régulières se confirme avec les anniversaires décennaux, 1964 et 1974 surtout, où l'on assiste à une relance des inaugurations qui n'est pas sans lien avec les volontés politiques de l'époque (par exemple, le Mémorial du Débarquement au mont Faron en 1964).
Toponymie et inaugurations de monuments permettent d'établir une chronologie et de caractériser les diverses mémoires en lice. Aux inaugurations massives de l'après-libération, du temps de la Résistance au pouvoir, succède le repli à partir de 1946 et surtout de 1947. Le retournement politique favorise l'émergence de la commémoration des troupes régulières, celles qui se battent au même moment en Indochine. Depuis, c'est en fonction des rapports de forces, politiques et associatifs, locaux et nationaux, que les choses évoluent, toujours d'ailleurs dans le sens de la normalisation ce qui donne aux cérémonies de la Résistance un tour de plus en plus académique.
- celle de la droite, souvent non gaulliste à l'origine, met davantage l'accent sur la période unifiante de la Libération plutôt que sur celle de la Résistance, porteuse de divisions. Cette mémoire qui n'est pas homogène et qui a tendance à aujourd'hui à intégrer la Résistance dans son patrimoine met en exergue plus volontiers les valeurs militaires. Elle est particulièrement sensible sur le littoral, et, notamment, à Toulon.
En somme, ces divisions reproduisent celles de la clandestinité, entre communistes, gaullistes et antennes extérieures non gaullistes. Elles sont entretenues par un tissu associatif complexe, très vivant, parcouru par des alliances et des antagonismes solides. Plus spécifiquement résistantes, les deux premières mémoires traversent ces années, souvent rivales, mais aussi parfois alliées, et toujours à la recherche de l'unité perdue.
1. In H. MICHEL et B. MIRKINE-GUETZÉVITCH, op. cit., p. 37.
2. P. GUILLAIN de BÉNOUVILLE, op. cit., p. 375 : “ La Nation attentive regarde la Résistance avec un certain remords ”. Ses souvenirs, édités en 1946, constituent la version de droite de l'élitisme résistant qui a aussi ses versions de gauche.
3. Pour reprendre l'analyse de R. GIRARDET, op. cit., p. 13.
4. J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit., document 181, exemple du village de Signes (délibération août 1944). Nous avons déjà abordé cette question dans l'ouvrage collectif publié par l'IHTP, La mémoire des Français, quarante de commémorations de la Seconde guerre mondiale, Paris, Ed. du CNRS, 1986, p. 303 et suiv., “ Le Var ou le refus de l'oubli ”.
5. Dernier exemple, celui de Vidauban où le nom d'Henri Michel va être donné au groupe scolaire (1989).
6. 21 communes ; 11 dates d'inaugurations connues dont 10 entre 1944 et 1947.
7. Voir liste en annexe.
8. Souci explicite à Toulon : “ le choix des noms et leur répartition exigent une étude attentive pour tenir aussi équitablement compte que possible des différentes caractéristiques à considérer : personnalité, situation géographique et importance de la rue, valeur symbolique qui peut dériver des souvenirs, du voisinage de la famille ou de monuments, etc. ”. (ADV, cabinet 690, délibération municipale du 30 novembre 1944, au cours de laquelle on essaie de définir une attitude à ce sujet).
9. ADV, cabinet 690, délibération du 25 mai 1945, sur proposition du communiste Pastoret et par souci d' “ impartialité ”.
10. Première date d'inauguration connue : 1960 à Toulon, mais la vague ne commence vraiment qu'en 1969, date de l'inauguration de son mémorial à Salon-de-Provence. Sur les douze établissements scolaires du Var possédant un nom lié à la 2e Guerre mondiale, sept portent celui de Jean Moulin.
11. Dernière inauguration, le 14 août 1988, stèle commémorant la prise de la batterie de Trémouriès (Cogolin), venant après d'autres très récentes à la mémoire de Donatien Moulton (Gassin), sur l'emplacement du maquis du Val d'Astier (Cogolin) et à la maison forestière des Ruscas (imprimerie clandestine, Bormes). Cette politique menée à l'initiative de l'ANACR, et notamment d'Alix Macario et de ses amis, trouve un équivalent dans la région de Brignoles avec l'action de l'AN-CVR (stèles édifiées à Cabasse, La Celle, Mazaugues, Camps, Vins, Bryue-Auriac, etc.).
12. Pour nous distinguer de la thèse classique qui ne prend en compte que deux mémoires. Voir par exemple, P. NORA, “ Aux quatre coins de la mémoire ”, H-Histoire n°2, juin 1979 et R. FRANK, “ À propos des commémorations françaises de la Seconde Guerre mondiale ”, in Mémoires de la Seconde Guerre mondiale, Metz, 1984. G. NAMER, in Batailles pour la mémoire, la commémoration en France de 1945 à nos jours, Paris, 1983, p. 168, distingue mémoires communiste, gaulliste et celle du gouvernement de coalition entre 1946 et 1957, mais celle-ci ne nous paraît pas définissable.
13. Ce sera même le titre de l'un des premiers ouvrages consacrés à la Résistance provençale : Le Peuple héros de la Résistance, Paris, 1971, par le communiste L. GAZAGNAIRE, ancien membre du CDL des Basses-Alpes, ancien interné à Sisteron
14. M. SADOUN, op. cit., p. 274 constate qu' “ il est remarquable que la Résistance ne paraisse à aucun moment nourrir l'imagerie socialiste au même titre que le Front Populaire ”. C'est pour nous la conséquence du divorce avec de Gaulle, du moins jusqu'au septennat de François Mitterrand où l'on assiste à un rapprochement qui a donc des racines objectives.