QUATRIÈME PARTIE

PRINTEMPS–ÉTÉ 1944
DE LA RÉSISTANCE À L'INSURRECTION

La Libération ne peut plus tarder. Chacun le sait. La quasi-totalité de la population l'espère. La Résistance change alors d'échelle. La participation active au combat clandestin devient un fait “ de masse ”.

L'atmosphère est extrêmement tendue. Les gens sont angoissés et à bout de nerfs. Excédée par les privations, bouleversée dans sa vie quotidienne par les événements qui se sont succédé depuis que les bombardements ont commencé, une partie de la population est désemparée, déracinée, prête à tout. La Libération est là, toute proche, mais le pire peut arriver à n'importe quel moment. Cette attente anxieuse rend tout plus insupportable encore.

La Résistance intérieure ne rassemble qu'une minorité, même si celle-ci s'est considérablement renforcée depuis un an. Cependant, jamais le pays réel n'a été si proche des avant-gardes dont l'éparpillement a au moins permis de toucher et d'exprimer les positions des milieux les plus divers. S'il reste une majorité silencieuse et craintive (mais patriote), jamais le nombre de ceux qui sont prêts à participer activement à la lutte n'a été aussi grand. De nouvelles couches rejoignent celles qui se sont engagées depuis plus longtemps. Beaucoup auraient été volontaires pour “ faire quelque chose ” si on le leur avait demandé les mois précédents. La Résistance en se découvrant va les entraîner dans son sillage et il serait injuste de n'y voir que des opportunistes1. Ce ne serait pas un point de vue d'historien que de se mêler aux jugements sévères et faciles sur les “ résistants de la dernière heure ”, d'autant qu'ils n'ont pas forcément été ceux qui ont pris le moins de risques. La Résistance est un mouvement qui se construit jusqu'à la Libération incluse. La contagion de l'enthousiasme, le mimétisme des moments d'exaltation, la volonté et l'opportunité de lutter et d'obéir à la Résistance l'expliquent bien mieux qu'on ne sait quel gigantesque “ retournement de veste ”. Avec la période de lutte ouverte - plus longue que prévue - commence un de ces moments rares où le peuple est aussi un acteur “ agissant ”.Les opérations de la Libération commencent le 6 juin, pas le 15 août. Les semaines qui séparent ces deux dates sont les plus intenses et les plus dramatiques de toutes celles qui ont été vécues jusque-là. Pour tous les résistants, c'est véritablement le temps de l'action. Pour tous, c'est celui qui laisse des traces dans la mémoire.

Jamais la Résistance n'a été aussi unie, rassemblant des foules derrière elle, établissant une solidarité réelle dans le combat. Mais jamais, non plus, elle n'a été aussi divisée. De nombreux clivages qui se traduisent par des conceptions politiques ou militaires différentes parcourent ses forces, avant que les événements et la répression ne les émiettent. Il y a divergences entre ceux qui luttent “ seulement ” pour chasser les Allemands et délivrer le territoire national - c'est assurément la majorité - et ceux qui veulent aussi prolonger la Libération par l'instauration d'un ordre neuf, sans être d'accord sur celui-ci.

Les résistants, les forces qui dirigent la Résistance intérieure ont, pour la plupart, la religion de l'unité. Elle n'empêche pas chacun de prendre place dans la perspective du partage du pouvoir qu'il faudra bien faire à la Libération et qu'il faut, dès lors, préparer. Le contrôle des moyens militaires et des institutions de la Résistance est donc les enjeux de luttes intenses. Mais les résistants de l'intérieur ne sont pas les seuls acteurs. Il y en a d'autres. Le peuple n'est pas le moindre. Entre la masse et ses états-majors, apparaissent des contradictions sur les objectifs et, parfois, sur les méthodes. Si les forces vichystes ne représentent plus rien, l'incertitude règne en ce qui concerne les projets de ceux qui viennent de l'extérieur libérer le pays. L'action politique de la Résistance doit aussi se comprendre par rapport aux espoirs et aux craintes que l'on place en eux.