1 - La solidarité de base
L'essor de la Résistance communiste est un aspect de celui que connaît toute la Résistance depuis 1942 (inclus). Le plus spectaculaire. Mais la poussée est patriotique. Elle noie les clivages à peu près partout. La patrie est unitaire par nature et dépasse les rivalités politiques. On ne peut pas lutter pour elle et favoriser ouvertement sa division. La Résistance est unitaire parce que c'est la Patrie en lutte.
Aussi y a-t-il peu de localités où la discorde règne gravement entre résistants. La base est dans l'ensemble unitaire jusqu'à la victoire, jusqu'au moment où il faut se répartir le pouvoir local. Seules les communes où la rivalité politique était très vive avant-guerre, électoralement parlant, entre communistes et socialistes et où elle a été accentuée par la répression de 1939 connaissent des déchirements persistants qui entraînent la création de mouvements de résistance différents et concurrents. Les témoignages retiennent peu ces situations conflictuelles, hormis ceux de « vieux » militants. Elles ne sont pas seulement oubliées ou volontairement occultées par un discours résistant qui, d'emblée et jusqu'à aujourd'hui, a fait de l'unité un mythe. L'unité est ressentie, dès l'époque de l'Occupation, comme une donnée élémentaire, concrète, que l'expérience permet à chaque résistant de vérifier. Toute une chaîne de sympathies et de solidarité unit ceux qui sont entrés en résistance, à des moments et pour des motifs différents, entre eux et avec une grande partie de la population.
Celle-ci, le plus souvent par procuration, fait aussi sa Résistance. Passivement, mais la connivence a son prix. À Repenti, petit hameau près de Gonfaron, les voisins des Martini ne pouvaient manquer de voir les allées et venues de clandestins de passage et, surtout, des maquisards des Maures. Ils n'ont jamais rien dit et un voisin leur avouera, après la Libération : « on se faisait un brave souci, on se disait : surtout qu'il y ait pas d'armes »3. Paul Vidal, responsable syndical clandestin, est interpellé, un jour, par un voisin, ancien gardien de sémaphore, qui a compris son activité et qui le prévient qu'une surveillance est exercée sur lui4.
« Je lui ai dit simplement : « je suis gaulliste, la police me poursuit ». L'homme en bleu de travail m'a dit : « cachez-vous là ». Il a soulevé un rideau de tissu noir, masquant un appentis dans la boutique et je suis resté planqué de 11 h. du matin à 17 h. »
Cette aide qui fait de patriotes des résistants d'un jour est devenue un phénomène répandu, non mesurable, mais sans lequel la Résistance n'aurait pu se développer. Car il n'est pas rare que celui ou celle qui prend ainsi contact avec la Résistance ne devienne un élément d'une organisation dont il ignorera toujours l'origine (ce qui lui importe peu). Cela éclaire l'un des mécanismes fondamentaux de l'adhésion à la Résistance que nous avons déjà évoqué. Elle répond à une sollicitation. Assez peu deviennent résistants actifs de leur propre chef. De là, les sentiments que laissent poindre parfois les témoignages des résistants à temps plein sur la passivité de masses que l'on sait pourtant patriotes et républicaines. Par contre, dès que l'atmosphère s'y prête, l'effet d'entraînement joue à plein. Les réseaux de sociabilité traditionnels, ceux des jeunes en particulier (classes d'âge, associations sportives), transcendant les éventuels clivages du camp républicain ou le campanilisme, favorisent l'expansion rapide du groupe de résistance dès qu'il cherche à s'ouvrir. Ces réseaux de solidarité, le maquis a la singulière vertu de les susciter et de leur faire dépasser les clivages politiques.
On a pu les deviner avec l'appui que les maquis de la 1e Cie FTPF reçoivent des populations rurales dans leur ensemble. Il n'est pas si négligeable, même s'il ne suffit pas à assurer son maintien dans le Var. Les maquisards l'auraient préféré plus important, mais c'est là l'habituel clivage entre les hors-la-loi à temps plein et les sédentaires qui ont encore une vie familiale et professionnelle.
Un autre exemple est fourni par les communes des environs de Saint-Maximin. Il est dévoilé, peu avant l'affaire du Luc, par une autre trahison, celle du déserteur allemand Hugo Brunning. Venu de la région marseillaise, ce soldat des troupes d'occupation est arrivé au détachement Saint-Just de Brue-Auriac grâce à toute une chaîne de complicités, caché d'Auriol à Pourcieux, de Pourcieux à Saint-Maximin par des résistants locaux d'obédience diverse. Pris à Lambruisse (Basses-Alpes), le 6 avril 1944, il dévoile ce qu'il sait et provoque l'arrestation de certains de ceux qui ont aidé le maquis. Sur ses indications, entre le 12 et le 23 juin, le SD met la main sur onze résistants de quatre communes différentes : des paysans, un instituteur, un cafetier, un facteur, un maire rural, le parfait échantillon de la strate périphérique qui assure la survie du maquis. Il y a, parmi eux, des communistes, comme Paul Bertin (chef AS-ORA de Saint-Maximin) et Eugène Mourrou (SAP, président de la coopérative vinicole de Ginasservis) et des socialistes comme le maire SFIO de Pourcieux, Jules Arnaud, ou comme Chabaud, chef du groupe AS–ORA-SAP de Brue-Auriac, arrêté avec six autres de ses camarades.
L'unité de la Résistance est illustrée tout aussi bien par la participation, souvent spontanée, à l'action de masse. La « solidarité du marché » s'exprime par les protestations de ménagères et, moment rare dans l'histoire sociale, ce n'est pas seulement d'unité ouvrière que l'on peut parler, mais pratiquement d'unanimité. Le syndicat clandestin est réellement une structure unitaire à la base, rassemblant des ouvriers de toutes origines et en nombre tel, malgré les circonstances (ou plutôt grâce à elles), qu'il ferait envie aux syndicalistes d'aujourd'hui. La grève patriotique est suivie par tous.
2 - L'unité ostensible
Le 11 novembre suivant offre un tout autre visage en renouant avec les manifestations réussies. La propagande préalable, considérable, est dominée par les communistes. Si le caractère juvénile des manifestations n'est pas une nouveauté, l'importance de la participation ouvrière l'est davantage.
« Les milieux gaullistes considèrent que le 11 novembre a été un succès et que les mots d'ordre d'Alger ont été suivis de façon appréciable, montrant tant à la population qu'aux Allemands que les Français sortaient de leur torpeur.
Mot d'ordre ? Prudence ? Sans doute, mais aussi, et plus simplement, patriotisme de la génération de la Résistance dont les références sont bien plus les révolutionnaires de 1792 que ceux de la IIIe Internationale défunte16.
Pour la première fois depuis 1940, La Seyne a manifesté ce jour-là. Par contre, les autres localités côtières n'ont pas bougé, même pas Saint-Raphaël (à cause peut-être des évacuations). Hyères n'a vu que le dépôt de quelques couronnes et Sanary, le jet d'un double drapeau, américain et français, sur les fils électriques qui passent au-dessus du port.
3 - L'unité fragile : les Forces Unies de la Jeunesse (FUJ)
À Toulon, sur les 23 manifestants du 11 novembre que la police interpelle, il y a neuf mineurs et seulement quatre hommes de plus de trente ans. Ils sont presque tous ouvriers (onze) ou employés (sept). Bien qu'elle ne soit pas nouvelle, la présence des jeunes est peut-être, cette fois-ci, la conséquence de la création récente d'un mouvement spécifique. Ce mouvement participe à l'effort de construction de structures unitaires. Il en montre aussi les limites.
La Résistance veut organiser la jeunesse en révolte qui, jusque-là, a donné libre cours à sa colère de façon souvent spontanée, reprenant, comme on l'a vu, le cadre traditionnel de la contestation juvénile. Avec le STO, elle s'est mobilisée pour y échapper. Il faut convertir ce refus massif en participation active à la lutte clandestine. Il faut transformer les réfractaires en combattants.
Aucun mouvement ne possède une branche « jeune » significative dans le Var. La seule organisation existante est la JC. Elle se limite aux communes où le PCF est organisé. Elle est écrémée par les départs au maquis. Elle ne représente pas grand chose avant la fin 1943.
Cet éclatement, de fait, d'une organisation commune, artificiellement créée, montre combien il est difficile de construire et de faire passer dans la réalité une unité à laquelle chacun aspire pourtant, surtout lorsqu'il y a un déséquilibre des forces patent. La nécessité de l'unité ne fait pas disparaître les divergences. D'ailleurs, celles-ci, modérées encore à l'automne, ne cessent de s'aiguiser au fil des mois, comme le montre l'évolution des rapports au sein de la structure unitaire par excellence, le CDL.
1. R. GIRARDET, Mythes et mythologies politiques, Paris, 1986, p. 13.
2. R. GIRARDET, op. cit., p. 181.
3. Tém. époux Martini 1985. Yolande et Charles Martini (ou Martin) sont avec Emile Audibert de la ferme La Parisienne les refuges des maquisards FTP, le relais obligatoire, la boîte aux lettres. Yolande et sa sœur, Yette, assurent de plus, des liaisons, par exemple pour Faurite.
4. P. Vidal, tém. cit. : le voisin a remarqué qu'il ne se rend plus aux chantiers navals. C'est de cette façon que ce voisin entre en Résistance. Sa fille tapera des stencils.
5. O. Marrucci, tém. cit.
6. Tém. F. Crémieux, 1985.
7. Tém. Taupin et D. Logiacco 1984. Un autre témoin affirme qu'un jeune garçon a participé au sauvetage avec les ouvriers Siri et Garassin. Le médecin (Dr Van Ngui) aide la Résistance. Peut-être est-ce par lui que Marius Brunet de Brignoles, l'un de ses chefs, est avisé et s'empresse, sous une pluie battante, d'aller à Cabasse faire établir par le maire de faux papiers. L'aviateur est conduit vraisemblablement à Seillons, à la centrale de Ritz Crocus. D'autres exemples, notamment à Hyères in G. ROUX, op. cit., p. 32, dont le cas d'un Canadien abattu le 29 avril et qui sera tué dans les combats de la Libération.
8. Le 26 juin 1944 au soir et le 27, opération parallèle (et concurrente) de la Milice et du SD, Le Tatoué travaillant pour l'une et l'autre ; sept arrestations dont trois blessés (le père et le fils Guibergia peuvent s'échapper). La femme du Dr Vic est prise à la place de son mari qui ira se rendre. Seule l'arrestation de Félix Guintrand est finalement maintenue (ADV, 1 W 71, Gend., Cour de Justice de Toulon 11 dossier Dr.).
9. Arch. ANACR, tém. Jacques Polidori, responsable du PCF, s. d. (vers 1976).
10. En particulier AN, F1a 3922, information du 5 novembre 1943. Il s'agit de l'instituteur Berny. La foule est évaluée à 5 000 personnes.
11. ADV, 6 M 18 8, Pol. d'État et Rens. gén., 14 et 15 juillet 1943.
12. Pas de sources policières, mais sur Saint-Tropez, tém. H. Faurite qui paraît probant puisque absent du Var pour les autres journées commémoratives. Par contre, pour Sainte-Maxime, C. RICARD (in Le Mémorial de l'Insurgé, op. cit., p. 77) confond sans doute avec le 14 juillet 1943 (mais il y a eu diffusion de tracts du « F.N. et de tous les mouvements de Résistance »).
13. ADV, en particulier, 6 M 18 8, Rens. gén., 12 novembre et 1 W 81, Pol. locale 11 et 12 novembre et tém. du Groupe d'avant-garde républicaine, formé peu avant, sorte de structure unitaire qui se veut autonome, s.d., dactyl. (Fonds Masson).
14. J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit., document 131 (compte-rendu au SG des MUR, 29 novembre 1943), et aussi ADV, 6 M 18 8, Rens. gén., 12 novembre, 1 W 21, idem, rapport hebdomadaire qui insiste sur le « caractère jeune » des manifestants, 1 W 18, rapport journalier, tém. J. Bessone et J. Llante (10 000 manifestants, d'après lui). Il y a quand même 22 interpellations.
15. ADV, 6 M 18 8, Rens. gén., 12 novembre 1943.
16. C. d'ARAGON, op. cit., p. 39 (« Quant aux communistes, lorsqu'ils entreront dans l'action, ils se réclameront plus volontiers des combattants de Valmy que des marins du cuirassé Potemkine », a fortiori les néo-communiste levés sur cette base).
17. Sanary : tém. G. Poggi 1986. Hyères : ADV, 6 M 18 8, Pol. d'État, 11 novembre. Cotignac : tém. S. Fabre, manuscrit, s. d. (arch. privées). Salernes : ADV, Cour de Justice de Draguignan, rapport du SD, 24 novembre. Cabasse : tém. L. Cavallini, op. cit. et divers autres.
18. Le tract « Jeunes de France » est reproduit in J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit., document 95. Il y aura aussi, le 28 août à Toulon (diffusion massive) et le 8 septembre à Sanary, « Jeunes Français », puis les 20 et 29 octobre, à Toulon et Solliès-Pont, « Camarades ».
19. Tém. J.-P. Dupuy 1981 (mais très vague sur ce qu'il a vraiment fait dans le Var) et sur son prédécesseur, H. Michel et Raimu, tém. cit.
20. Tém. Jean Ceppi 1981 qui a représenté les FTP à ce regroupement unitaire dont il a eu connaissance par le catholique Félix Daumas. Remarquons que Ceppi (20 ans) n'est pas communiste et vient de l'AS. Le réseau Scout sert peut-être de base à ces initiatives catholiques.
21. Tém. C. Galfré qui n'est pas encore communiste. Les FUJP de l'arsenal sont dirigés par Yves Le Madec, militant syndical, futur responsable communiste après-guerre.
22. Tém. G. Jacomet 1981, communiste depuis l'automne 1942 et joueur de football, devenu l'un des responsables des jeunes de l'arsenal.
23. Un cas semblable dans l'Isère où deux responsables sont désignés, un par la région MUR et un par le PC (Rapport sur la situation politique, 30 mai 1944, par le chef MUR départemental), in P. BOLLE, Grenoble et le Vercors de la résistance à la libération, Lyon, 1985, p. 284).
24. Tém. A. Chambardon, dactyl., 1964 (Fonds Masson). Il remplace vraisemblablement Dupuy. Il est parvenu à ramener cinq mitraillettes du maquis. T. Arnaud est le fils de Me Arnaud, maire d'Aiguines, révoqué, et s'est fait remarqué en juillet 1943 en menant la sarabande contre le maire vichyste du village.