1 - Appréciation d'ensemble
Que dire alors des multiples actes d'une résistance humble, “ ordinaire ” et pourtant indispensable, celle qui assure les liaisons, la collecte des renseignements et du ravitaillement, l'hébergement, le transport, les “ boîtes aux lettres ”, tout ce qui est souvent l'apanage des femmes. C'est, et ça restera, l'une des faces cachées de la tentative d'évaluation quantitative de la Résistance, l'une de celles que seuls les témoignages individuels peuvent arriver à cerner.
Prenons, à titre d'illustration, l'un de ces multiples exemples que les hasards de l'enquête orale révèlent. Il est certes exceptionnel en lui-même, mais non pas dans la somme des efforts mobilisés.
Comment évaluer la somme de déplacements, de contacts, d'initiatives que ce seul cas a demandé ? Il a mis à contribution quatre médecins (dont deux résistants), des infirmières plus ou moins complices, plusieurs résistants “ de base ” chargés de l'hébergement, du ravitaillement, des soins et des liaisons, un secrétaire de mairie qui a accepté de fournir cartes et tickets, etc. Au total, pas moins de dix personnes. Combien d'actes au bout du compte qui, pour n'être pas comptabilisables, n'en sont pas moins “ de résistance ” ?
Derrière la moindre des actions recensées, il y a une somme d'efforts, de gestes, de sacrifices parfois, qui resteront toujours dans l'ombre. L'analyse d’actes de résistance bien repérables devra tenir compte du fait que chacun d'eux suppose cette logistique, un faisceau de complicités et qu'il n'est, au bout du compte, que le résultat final.
Bien qu'imparfaite, l'analyse quantitative apporte des indications importantes, non seulement sur la chronologie de la poussée que la Résistance exerce, mais aussi sur son polymorphisme. Distributions de tracts et de journaux, attentats, sabotages, “ récupérations ”, parachutages, liaisons maritimes, manifestations collectives de moins en moins spontanées montrent à elles seules, et encore plus si l'on songe à ce qu'elles représentent, combien la palette s'est élargie.
Nous passerons rapidement, pour l'instant, sur un type d'action très particulier par les moyens mis en œuvre, les forces qu'il requiert, les conséquences qu'il entraîne ou les résultats qu'il obtient. Nous voulons parler des liaisons maritimes ou aériennes qui sont l'apanage des réseaux. Appendices de la Résistance extérieure, leur rôle ne se limite pas en général à ces opérations qui sont les seules que l'on puisse transcrire sur un graphique. À tous égards, leur part dans l'action résistante est sans commune mesure avec ce qu'elles représentent en pourcentage. Compte tenu de l'importance de chacune d'elles, les chiffres bruts importent davantage. On remarquera leur accroissement (de 12 à 81). En 1943, ce sont surtout des opérations de liaison. Il n'y a pas de terrain d'atterrissage clandestin dans le Var et la tentative d'utilisation de celui de Vinon ne semble pas avoir été renouvelée. Elles sont donc uniquement maritimes, comme en 1942. C'est l'époque de la mise en place d'une “ navette ” par sous-marin avec la presqu'île de Saint-Tropez, prolongée, en 1944, par une liaison par vedettes avec la Corse. Mais, à cette époque, débutent en grand les parachutages qui, échecs et réussites mêlés (ce qui ne change pas grand chose à l'organisation à mettre en place ou aux risques pris par les résistants concernés) fournissent l'essentiel des opérations recensées. Sans l'aide d'une résistance locale structurée, ces opérations n'auraient pu se tenir ici, ce qui justifie leur présence dans notre bilan.
Mais, du point de vue de l'analyse générale des mouvements varois, les autres types d'action ont plus de signification. Un constat, classique, s'impose : celui d'une modification structurelle. Après novembre 1942, la propagande ne représente plus que 38 % des actions au lieu de 74 % auparavant, tandis que l'action directe (sabotages, attentats, “ récupérations ”) passe de 2,8 à 42,8 %.
2 - Propagande et manifestations collectives
Les communistes font preuve d'un dynamisme remarquable. Ils sont à l'origine de la plupart des nouveaux titres, en particulier journaux locaux (L'Aurore Nouvelle à Hyères, La Lutte Patriotique à Draguignan, Le Cri du Haut-Var à Aups, L'Echo Seynois), ou journaux corporatifs (La Voix des Chantiers à La Seyne, La Cloche pour l'arsenal de Toulon, Le Cri des Mineurs du Var, La Défense Paysanne du Var). La part de leurs tracts ne cesse de croître tant par le nombre de diffusions que par celui des titres (57,7 % des titres en 1940-41, 64 % en 1942, 69 % en 1943-44), compte non tenu de l'élaboration de textes signés en commun avec les MUR (13 sous l'Occupation).
Du côté gaulliste-socialiste, l'éventail des publications s'ouvre et l'on signale la circulation épisodique du Populaire, de l'Insurgé, de Défense de la France, du Père Duchesne, etc. Les MUR se dotent d'un journal régional (Provence Libre), mais seulement d'une seule feuille locale (Résistance). La presse de la mouvance gaulliste continue à n'avoir qu'une diffusion réduite et épisodique, si l'on en juge par le petit nombre de journaux saisis ou signalés.
En fait, l'évolution de la propagande reflète ce qui se passe au sein de la Résistance. Elle traduit le développement de la Résistance communiste (sous ses divers avatars) ce que vont illustrer d'ailleurs presque tous les types d'actions recensés.
- Les manifestations pour le ravitaillement perdent la spontanéité de la période précédente et sont clairement suscitées, pour la plupart, par les organisations clandestines.
- La grève réapparaît et cette renaissance s'intègre, comme les manifestations précédentes, dans l'action résistante. Sous des prétextes divers (ravitaillement, salaires, action patriotique), elle est le signe de la reconstruction du syndicalisme dans la clandestinité.
Ces traits ont un rapport évident avec la puissance nouvelle des communistes et le mouvement social qu'ils ont su reconstituer.
3 - La propagande par l'action
On ne peut aborder le domaine de l'action directe sans évoquer ce qui se situe sur ses marges, mais qui en est l'une des formes, ce qu'aucune source ne peut recenser et que finalement les témoins ne disent pas toujours. Ce sont, en premier lieu, les petits sabotages, ceux que l'on fait au cours du travail. On les dit nombreux dans les entreprises travaillant pour les occupants, sans que l'on puisse le vérifier. Ils peuvent être le fait de tous et il peut y avoir aussi un sabotage patronal ou “ cadre ”. Il est, c'est vrai, plus rare que celui des ouvriers. Celui-là revêt les traits classiques de la “ résistance ” ouvrière devant le travail : perte ou bris volontaire d'outils, réparations ou constructions de mauvaise qualité, fausses manœuvres, dégradations de machines ou d'installations. La motivation patriotique donne à ces petits gestes une ampleur que les témoins disent considérable, sans doute plus qu'elle ne l'est :
Le seul document de l'époque qui nous apporte quelques lueurs à ce sujet confirme cependant qu'il s'agit d'un fait répandu, au moins à La Seyne, dans les Forges et Chantiers de la Méditerranée : en une semaine d'avril 1943, il y aurait eu le sabotage de dix gros moteurs, celui d'un train de laminoir, et, par interposition de pastilles, ceux de machines-outils et d'autres moteurs en nombre non précisé8. Dans l'arsenal de Toulon comme dans les chantiers de La Seyne, la construction de chalands porte-tank et de vedettes s'est accompagnée de fréquents actes de ce genre qui ressortent autant de la résistance individuelle que de la résistance collective, de la résistance spontanée que de la résistance organisée (mais celle-ci les encourage)9. De même, dans le monde cheminot, le sabotage de motrices ou d'installations est fréquemment rapporté par les témoins. Il peut aller jusqu'à l'accident volontaire, comme les déraillements qui se produisent à Bandol à l'automne 1943 et dans lesquels le chef de gare a probablement une part de responsabilité10.
La plupart de ces actions appartiennent cependant à une autre sphère que celles qui se développent dans le cadre de la lutte armée en 1943 et 1944, même si leur chronologie va vraisemblablement de pair.
Préparée et commencée avant l'Occupation, l'action directe ne prend quelque ampleur qu'avec la mise en place de groupes, maquis ou détachements urbains, aptes à la mener :
a - Les violences contre les biens
Elles privilégient surtout trois groupes de cibles. Les voies ferrées et les installations ferroviaires arrivent en tête, en représentant 33 % des sabotages (dont 30 % pour les seules voies). Viennent ensuite les objectifs économiques - établissements industriels (mines de bauxite, arsenal), chantiers Todt ou installations électriques - (31 %) et les lieux fréquentés par les Occupants (23,5 %). Ces actes sont bien connus grâce aux inévitables rapports de police ou de gendarmerie auxquels ils ont donné matière. Seules peuvent échapper des actions visant les occupants au cœur même de leurs installations, ce qui ne doit guère modifier le compte total.
b - Les attentats contre les personnes
Ils suivent la même progression que les actions précédentes, tout en accusant un certain retard. Cette rubrique recense les exécutions, mais aussi les tirs contre des patrouilles, les attentats à la grenade ayant clairement pour but les personnes et quelques cas de violences physiques. L'occupation italienne et la part prise par les immigrés de la MOI dans les groupes d'action armée expliquent partiellement leur relative rareté avant 1944. Ce n'est qu'au premier trimestre de cette année-là que leur nombre augmente significativement, passant de quatre-cinq à treize par trimestre, annonçant la poussée relative d'après le 6 juin, sur laquelle nous reviendrons. Tenons-nous en pour l'instant à ce qui se passe avant cette date. Ces actions visent d'abord les armées d'occupation (65 %). Le nombre de victimes est cependant relativement faible (une douzaine, pour autant qu'on puisse le savoir, ce qui est inférieur à la réalité). Ils atteignent ensuite les collaborationnistes et les dénonciateurs (neuf tués ou blessés), exceptionnellement les agents de l'État (deux affaires dont une à la limite de la Résistance). C'est la traduction en chiffres du durcissement de la lutte clandestine et de l'enfoncement dans la guerre civile, mais aussi celle de ses limites. Il n'y a aucune commune mesure entre ces actions et la répression exercée par les occupants ou ceux qui les aident quel que soit l'angle adopté, à commencer par celui du nombre de victimes.
c - Les “ récupérations ”
Il s'agit, dans le vocable FTP, des vols, et, donc, d'actions que les résistants qui les ont pratiquées, s'ils n'hésitent pas trop à en témoigner, répugnent à voir tirer de l'oubli dans la crainte qu'elles ne desservent l'image de la Résistance en semblant justifier l'équation vichyste maquisards= “ bandits ”. Ces vols que toute une partie de la Résistance réprouve n'ont, sauf rares exceptions, rien de crapuleux et ne peuvent être confondus (malgré ce qu'en dit la propagande adverse) avec les nombreux délits dont cette époque trouble est riche. En fait, ce type d'action est directement lié à la nécessité de subvenir aux besoins des maquis, en particulier, et des hors-la-loi que beaucoup de résistants sont devenus, en général. Par conséquent, elles sont le fait d'organisations qui n'ont pas de sources de financement extérieures, les FTP surtout, et leur développement suit celui de leurs maquis (106 recensées sous l'Occupation, jusqu'au 6 juin 1944).
Longtemps limitées au milieu rural, ces opérations s'étendent en ville, à Toulon, en 1944, avec la mise sur pied d'un GF des MUR assez actif (mais assez controversé) en ce domaine.
*
* *
Dans la maturation de la Résistance intérieure, la période qui couvre la fin de l'année 1942 (d'octobre à décembre) et le début de 1943 (janvier à mars) tient une place décisive. Préparation de l'unification chez les gaullistes, premiers contacts avec les communistes, premières actions de lutte armée, embryon de maquis, diversification des réseaux de renseignement sont autant de traits essentiels. Ce bond qualitatif est intimement lié à des facteurs externes déterminants sur l'évolution de l'attitude de la population (plus que sur son “ opinion ”) et donc pour le succès de ces initiatives. L'Occupation en est un, très important, mais aussi l'évolution du conflit et les réquisitions de main d'œuvre pour l'Allemagne.
Sans eux, la Résistance intérieure aurait franchi sans doute les mêmes étapes, y compris celle de la lutte armée. Tout est en place pour ça, avant l'arrivée des troupes d'occupation. Mais elle serait restée un conglomérat de petits groupes. Avec eux, elle prend, progressivement, une extension telle qu'elle devient un mouvement de masse comme il en existe peu d'exemples dans l'histoire de ce pays. L'élargissement est géographique avec l'implantation périurbaine et rurale constatée. Il est sociologique avec la participation des ruraux et l'entrée en action de nouvelles couches urbaines. Il est politique avec le passage en résistance d'individus jusque-là plus sensibles à l'anti-bolchevisme et au nationalisme de Vichy qu'au patriotisme jacobin et à l'antifascisme des mouvements clandestins et surtout avec l'engagement d'un grand nombre d'hommes et de femmes, habituellement acteurs plutôt passifs de la vie politique.
De ce fait, en même temps que la diversification des actes de résistance, apparaissent des mouvements et des réseaux nouveaux, comme si chaque milieu (social et politique) avait éprouvé la nécessité d'exprimer selon ses propres normes sa résistance. Ces créations représentent des forces parfois divergentes et des alliés pas toujours unis. Elles déroutent les adversaires qui se perdent dans les organigrammes, contribuant à rendre vaine la répression. Ainsi, au moment où les deux pôles principaux du combat clandestin, les gaullistes et les communistes, se rapprochent, puis s'associent dans des structures communes, la Résistance devient plus que jamais plurielle. Alors que l'indispensable (car mobilisateur et nécessaire politiquement) mythe de l'unité de la Résistance se met en place, elle se ramifie en organisations diverses qui s'ajoutent les unes aux autres, emboîtées sur une base, souvent commune et, de toute façon, moins divisée que les hiérarchies. La Résistance oscille désormais entre les espérances simples de la population qui se reconnaît de plus en plus en elle et les concurrences qui la parcourent de l'intérieur et de l'extérieur.
La description des relations entre population et Résistance, l'étude de sa répartition géographique, celle de la typologie des actions ont permis de cerner la variété de ses secteurs d'activité et de ses modes d'intervention. Elles ont mis en évidence les transformations importantes opérées en 1943-44. Mais l'imprécision et la généralité de ces angles d'approche ne peuvent en donner, on le voit, qu'une image imparfaite. Il faut pénétrer dans l'étude des mouvements et des réseaux pour mieux se rendre compte de ce qui les oppose et de ce qui les unit.
1. Voir graphiques en annexe.
2. Tém. Cauvin, 1980. Le Dr German effectuait le remplacement de l'un des médecins de la localité. Lucien Beau est mort avant que nous ayons pu recueillir son témoignage.
3. Par exemple, ADV, cabinet 687, Tableau du département après l'occupation, ch. 11 Occupation et Libération, Rens. gén., s.d., mais établi entre 1944 et 1947, où l'on peut lire : “ C'est en fait à ce moment-là (l'occupation allemande) que la Résistance a pris vraiment corps dans le département ”.
4. Diffusions de tracts et journaux recensées :
1er trimestre 1943 : 52 4e trimestre 1943 : 77
2e " " : 45 1er " 1944 : 50
3e " " : 56 2e " " : 44 (jusqu'au 6 juin).
5. Voir liste en annexe.
6. Et sur lesquelles on reviendra plus en détail chapitre IV.
7. In P. MARTINENQ, op. cit., p. 446.
8. AN, F 1a 3937, rapport hebdomadaire du 18 au 23 avril 1943, envoyés à Londres, origine et date de réception non précisée.
9. Un exemple d'exagération cependant dans le tém. de J. BLACAS, “ En 1943, à l'arsenal de Toulon ”, publié par Notre Musée, en 1970 (article trouvé dans le dossier “ Résistance Var ” du Musée de la Résistance d'Ivry, sans référence de numéro) qui rapporte que le premier chaland construit dans l'arsenal de Toulon ne fut lancé que peu avant le débarquement, qu'il fut le seul et qu'il coula immédiatement après son lancement. Or plusieurs dizaines de chalands sont sortis de l'arsenal ou des chantiers de La Seyne depuis qu'en février 1943 leur mise en chantier a commencé. Benjamin COSTA, responsable du PC dans l'arsenal, signale des centaines de sabotages, par exemple de vedettes lance-torpille (Le Petit Varois 26 août 1965).
10. En particulier, le 8 octobre 1943 : tamponnage d'un train de transport de troupes et de wagons en stationnement et déraillement sur un aiguillage. Le chef de gare fait partie de Résistance-Fer.
11. ADV, 1 W 24, Rens. gén., 25 janvier et 9 février 1944 : c'est aussi l'opinion que se fait le SD en enquêtant dans l'arsenal. Il conclut que le mauvais rendement n'est pas la “ conséquence de la paresse légendaire des méridionaux, mais plutôt celle d'un plan de “ sabotage ” ”. Le ralentissement est noté par les cadres, avant même le bombardement du 24 novembre (AN, F1 a 3922, information octobre-novembre 1943 sur l'attitude des ouvriers de l'arsenal, Toulon, le 23 octobre). Les Toulonnais surnomment l'arsenal “ la Sorbe ”, du nom d'un arbre dont le bois travaille peu...
12. ADV, 1 W 11, Rens. gén. Brignoles, 25 septembre, 23 novembre 1943, 25 janvier 1944 (indiscipline, mauvaise volonté, etc.) et 1 W 22, 20 février 1944. Sur les mines, J.-M. GUILLON, “ La bauxite varoise ” in A. BELTRAN, R. FRANK ; H. ROUSSO, La vie des entreprises sous l’Occupation, Paris, Belin, 1994, p. 117-127.
13. Nous avons délibérément écarté 52 sabotages ou attentats, signalés par les sources résistantes en général, mais sans confirmation par ailleurs.
14. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de “ bavures ” : deux attentats, faits à La Seyne sans intention de tuer, ont provoqué la mort de deux victimes accidentelles (16 décembre 1942 et 5 décembre 1943) et le chef de la Légion du Luc a été tué sans ordre.
15. Répartition des “ récupérations ” entre novembre 1942 et le 6 juin 1944 :
Cartes et tickets de ravitaillement : 49 (46,2 %) Vivres et tabac : 23 (21,7 %)
Essence : 4 ( 3,7 %) Explosifs, armes : 11 (10,4 %)
Matériel divers : 11 (10,4 %) Argent : 4 (3,7 %)
Matériel troupes d'occupation : 4 ( 3,7 %).