Il est légitime de se demander qui sont, en fin de compte, les résistants, dans quelles couches de la population ils se sont recrutés. Les réponses que l'on a parfois tenté d'apporter ne nous satisfont guère dans la mesure où on a trop souvent prétendu faire comme s'il y avait une Résistance ou un type de résistant unique. Cette approche est d'autant plus contestable que la seule source utilisée est constituée par les dossiers de demande d'attribution de la carte de combattant volontaire de la Résistance (CVR), conservés par les Offices départementaux d'Anciens combattants. Cela sous-entend que l'on considère comme représentatifs d'une Résistance (dont on ne définit généralement pas les limites) des dossiers dont les insuffisances, au regard de l'historien, sont notoires, car la définition du résistant que les commissions d'attribution de la carte CVR retiennent n'est pas la sienne. Elle plaque la Résistance dans un cadre artificiel et unique, de nature militaire. Ce moule inadéquat conduit à l'amalgame de trop de résistances différentes, laisse trop de résistants à l'écart, amène trop de distorsions avec la réalité résistante, par nature fluide et imprécise, afin de la faire coller avec les conditions imposées. Il entretient cette fiction d'un résistant qui serait pratiquement engagé à plein temps dans la Résistance, alors que cette situation est exceptionnelle et ne concerne, en fait, qu'une très faible minorité de membres des appareils et de maquisards. D'où cette fiction d'une date d'appartenance qui, bien souvent, ne correspond pas à grand chose sur le plan individuel et tout un jeu sur les dates et sur les appartenances elles-mêmes. Chacun sait que la Résistance organisée n'est pas toute la Résistance et encore moins la Résistance de type militaire, ainsi privilégiée. Chacun sait que des résistants dont la situation aurait pu correspondre à la définition restrictive de la carte CVR n'ont jamais déposé de dossiers pour des raisons très diverses dont la principale tient - en particulier pour les étrangers - aux mouvements de population qui ont suivi la Libération. De larges pans de la Résistance sont exclus, notamment ceux qui, de nature purement politique, ne sont ni les moins précoces, ni les moins importants, pour ne rien dire de la résistance modeste dont on ne prend en considération que les éléments qui sont tombés, les victimes de la répression qui sans ce malheur auraient été négligées.
Nous ne contestons pas l'utilité de cette source. Encore faut-il lui demander ce qu'elle peut fournir, c'est-à-dire une réponse à des questions précises sur tel ou tel type de résistance, sur tel ou tel secteur géographique, sur tel ou tel mouvement. Elle pourra rendre de grands services pour étudier, par exemple, des réseaux de relation pendant la clandestinité (ou après) ou bien la mobilité géographique des résistants. Mais, de grâce, n'en faisons pas l'instrument de mesure de la Résistance !
Pour essayer d'approcher ce qu'a été le peuple résistant, nous avons préféré utiliser une source limitée, mais qui présente à nos yeux deux avantages : elle est homogène et elle facilite l'analyse critique. Il s'agit des dossiers individuels qu'une association d'anciens résistants, l'ANACR du Var, nous a autorisé à dépouiller. Les 2 144 dossiers conservés contiennent en général plusieurs pièces. La plupart comportent en effet les diverses strates qui jalonnent la pénible course d'obstacles à la reconnaissance officielle. On trouve là des cartes FTPF (1944), des propositions de citations ou de décorations (1944), des fiches individuelles FFI de la subdivision militaire, visées par une commission d'incorporation (1946), des attestations de non-paiement de solde FFI (1945-46), des certificats FFI de provenance locale (1946-47), complétés par le certificat modèle national (1949-52), parfois la demande de carte du combattant, généralement le dossier de demande de la carte CVR (1954-57). Il s'agit donc d'un ensemble qui permet la critique interne et la correction des distorsions, en particulier pour les dates d'adhésion qui deviennent de moins en moins fiables au fur et à mesure que l'on s'éloigne de la Libération.
1 - Le peuple résistant
a - Nature de l'échantillon étudié
- La base des FTP : ces dossiers ne peuvent apporter des indications que sur une partie du peuple résistant, mais une partie importante, puisqu'il s'agit de la Résistance communiste de base (92,4 % de l'ensemble des dossiers), soit celle de l'un des grands pôles de la Résistance et du plus dynamique en 1943-44. Ils couvrent surtout les petites villes varoises - le Var moins la région toulonnaise - et nous apparaissent comme assez typiques d'une résistance “ ordinaire ” qui dépasse le seul cadre des organisations créées par le PCF.
Comme il se doit pour une association qui a d'abord été celle “ des Amis des FTPF ”, l'échantillon concerne avant tout les FTP (82 %, soit 1 626 dossiers), alors que les autres organisations de la Résistance communiste ne sont que marginalement représentées avec 144 Front national, 87 Milices patriotiques, 39 membres de groupes locaux mal définis comme le Groupe de résistance armée de Barjols, 17 FUJP, 6 OS et, seulement, 6 membres de la CGT ainsi que 15 membres du PCF. La pluri-affiliation est peu fréquente (16 cas). La majorité de ces résistants – 1 478 au total - n'ont participé (ou disent n'avoir participé) qu'aux FTP.
Cet étiquetage ne doit pas leurrer sur la réalité qu'il recouvre. Il renseigne surtout sur la place de choix des FTP dans l'imaginaire de la Résistance communiste. Mais l'appartenance à cette organisation est moins précise qu'il ne paraît. Elle est générique, non seulement parce qu'elle peut servir de “ couverture ” à l'action clandestine de militants de l'appareil politique et syndical, mais surtout parce que la confusion à la base est telle, dans les petites localités qui fournissent les gros effectifs de cet échantillon, que toutes les variantes de l'organisation mise en place par le PCF sont mêlées et que qualifier de FTP la presque totalité de leurs militants n'est pas, a priori, abusif. Nous verrons par ailleurs que des organisations comme le FN ou les Milices patriotiques ont un contenu peu précis. Ainsi, la structure très complexe, ramifiée en organisations diverses, compartimentées qui caractérise la Résistance communiste ne se traduit guère au niveau le plus élémentaire où tout se mélange, malgré les tentatives, réelles et prolongées, volontaristes même, de cloisonnement. D'ailleurs très peu de ces FTP ont un matricule (13,3 %) et ceux qui possèdent un pseudonyme ne sont guère plus nombreux (24,8 % dont un certain nombre peuvent à peine être considérés comme tels). Nous reviendrons sur la question en la reprenant sous d'autres angles qui confirmeront qu'il ne faut pas confondre la réalité et les organigrammes. Cette remarque ne s'applique pas seulement aux organisations communistes. Elle vaut tout autant, sinon plus encore, pour les mouvements gaullistes et les réseaux et nous renvoie à l'inadéquation des conditions imposées aux résistants pour ce qu'ils estiment être leurs droits.
- Chronologie : plusieurs pièces contenues dans les dossiers ANACR indiquent une date d'entrée en résistance. En les comparant et en les confrontant avec les dossiers émanant d'une même localité entre eux, on peut éliminer les anomalies chronologiques les plus flagrantes et approcher d'une date vraisemblable. Sur ce plan, le document qui s'est révélé le plus fiable est l'attestation de non-perception de solde, établie par le responsable militaire FTP peu après la Libération.
Il est évident que l'on ne peut tirer de cette date aucune indication sur une chronologie de la Résistance en général, et, encore moins, sur l'action résistante ou sur l'évolution de l'opinion. Il est entendu, pour nous, que cette date est une fiction et qu'elle ne signifie pas forcément attentisme ou inaction auparavant, même si, sauf cas particuliers de militants politiques, la plupart des résistants considérés n'ont eu, en effet, qu'une activité occasionnelle. Mais, sur ce point, l'adhésion à une organisation ne change pas forcément les choses. L'activité n'est pas forcément débordante après. La date en question permet simplement de situer grossièrement une prise de contact.
Cette chronologie a-t-elle une valeur générale ? Certainement pas. Il serait du plus grand intérêt de pouvoir comparer avec des échantillons provenant d'organisations différentes. On ne peut pas le faire avec celui de l'ORA. Cependant, la connaissance précise de certaines localités que l'on peut avoir laisse à penser que, dans le Var rural qu'il recouvre, cette chronologie est vraisemblable pour l'essentiel. Nous pensons même que les deux dernières phases - celles qui correspondent avec la mise en activité réelle - enregistrent, dans ce secteur et pour cette organisation, davantage d'entrées en résistance. Par contre, la chronologie donnée par Azur-F2 est différente. Elle est plus précoce avec 60 % d'engagements avant l'Occupation et seulement 12 % entre septembre 1943 et juin 1944. Le réseau est basé sur Toulon. Il s'est constitué très tôt, se mettant en place dès 1940, comme on l'a vu.
Le décalage est donc important entre les diverses organisations. Il nous conduit à un constat qui n'est pas particulier à la période de la guerre et qui n'a que les apparences du paradoxe. Si l'on entend par résistance une activité clandestine relativement continue, il faut convenir que ce sont les organisations de résistance qui créent les résistants, et pas l'inverse. C'est une démarche que les communistes ont bien comprise, non seulement en plaçant l'organisation au centre de leurs préoccupations, mais aussi en montant de toutes pièces des structures à charge pour elles de trouver leur public. Au-delà du cercle des initiateurs et des premiers mois, c'est la présence d'un mouvement clandestin qui suscite la “ vocation ” résistante. Elle active le gisement de résistants potentiels qui existe, plus ou moins, un peu partout. Là encore, l'étude particulière des organisations nous permettra de le préciser. On verra fonctionner ce mécanisme surtout avec les maquis qui construisent leurs réseaux d'aide, suscitent un environnement favorable avec des hommes et des femmes qui, sans leur présence, n'auraient pas été des “ résistants ”.
b - Éléments de sociologie de la Résistance de base
Que cette mesure ne donne pas une idée juste du rôle que les femmes ont globalement joué est évident. Cependant l'air du temps et les légitimes efforts pour mettre en valeur ce qu'elles ont apporté ne peuvent cacher le fait que la Résistance est avant tout l'affaire des hommes et nous ne pensons pas que, pour ce qui concerne les mouvements considérés, la sous-estimation de l'apport féminin soit si forte. On remarquera sa modestie même dans le réseau de renseignement où la liste des agents peut être considérée comme complète.
Le faible nombre de femmes engagées dans la Résistance organisée - et c'est de celle-là seulement qu'il s'agit - ne fait que refléter leur place dans la société des années 40. La Résistance, parce qu’elle est avant tout de nature militaire ou politique, ne fait pas partie de la sphère féminine ordinaire. Nous ne sommes pas sûr que ce soit une spécificité méditerranéenne, même si le partage des rôles entre hommes et femmes est ici particulièrement net. Restant en retrait, dans son domaine qui est celui de la vie domestique, la femme résistante fait partie de ces couches qu'aucun comptage ne peut saisir et qui forment la périphérie (indispensable) de la résistance masculine active. Compensons donc l'occultation statistique par une notation plus subjective. Leur rôle est masqué par celui de l'homme dont il constitue une sorte d'appoint naturel. D'ailleurs l'accord et l'appui de la mère ou de l'épouse n'a-t-il pas été nécessaire, très souvent, pour que le fils ou le mari participe à la Résistance ? et combien d'hommes ces femmes ont-elles dissuadés ou freinés ? Les témoignages masculins mentionnent assez fréquemment le rôle d'encouragement qu'elles ont pu jouer et les charges familiales accrues qu'elles ont accepté d'assumer. Le dit est complété par les attitudes. Dans les interviews de couples - sauf exception de militantes - la femme est là, avec l'homme interrogé, mais présente par épisodes, en arrière-plan, intervenant pour raviver une mémoire défaillante ou préciser un détail. Elle est derrière, comme elle l'était alors. D'ailleurs les résistantes ne sont-elles pas surtout des épouses, et éventuellement des sœurs ou des filles, de résistants ? Dans l'échantillon ANACR, tel est le cas d'au moins 54 % d'entre elles. L'âge relativement plus élevé de ces femmes (88,3 % ont plus de 25 ans au lieu de 55,6 % des hommes) constitue un autre indice de leur statut. Au risque de choquer (et sans méconnaître le rôle remarquable de certaines d'entre elles), nous constaterons que, si la Résistance organisée est bien le domaine des jeunes hommes, elle n'est guère celui des jeunes filles.
Le même échantillon montre bien quelles sont les tâches spécifiques assignées aux femmes. Les transports (propagande, armes, explosifs) et les liaisons - on sait l'importance considérable des agents de liaison femmes dans la Résistance communiste - sont présents dans 44 % des dossiers, suivis par l'hébergement (24,3 %) et le ravitaillement du maquis (12,8 %). Par contre, sont nettement sous-estimés les rôles statiques, non pertinents ou moins valorisants pour l'établissement des dossiers, de boîtes aux lettres ou de participantes à la “ solidarité ”. Sont carrément absentes les mentions du travail féminin pourtant spécifique sur le ravitaillement ou la participation aux manifestations. On remarquera aussi que, même dans la Résistance communiste qui fait une place plus large aux femmes que les autres courants, très peu d'entre elles participent aux responsabilités. Là aussi, elles se cantonnent aux tâches traditionnelles.
- Origine : l'étude des lieux de naissance est un moyen certes imparfait pour appréhender l'origine géographique d'une population donnée, mais l'on peut, malgré tout, lui accorder un minimum de signification.
Les indications que l'on peut rassembler confirment l'impression de diversité d'origine que la première partie de notre travail a pu donner. Malgré tout, dans l'échantillon ANACR, la majorité autochtone est forte, proche de ce que l'on mesure avec le recensement de 1946 (61 % de natifs du Var et 8 % nés dans les départements limitrophes). Il y a 71,1 % de Provençaux ou Corses d'origine, dont 56,4 % de Varois. C'est le signe de l'enracinement de la Résistance, communiste en particulier - mais pas seulement - dans le milieu local, à partir de 1942 et surtout après l'Occupation. Par contre, les personnes originaires des régions occupées en 1940 ne représentent que 7 % de l'ensemble. Cette proportion est certainement réduite par les départs qui ont eu lieu à la Libération, mais réduite de peu. En effet, cette résistance s'est forgée sur le terreau régional, comme d'ailleurs celle des mouvements gaullistes, après les quelques mois de mise en place pendant lesquels, pour ces derniers, le rôle des non-autochtones a été assurément important.
Par contre, le réseau Azur-F2 nous offre un autre type de recrutement. Il comporte une proportion beaucoup plus forte de résistants nés hors du Var : 30,7 % dans les départements limitrophes, Corse comprise, et 20,4 % dans les départements de la zone occupée en 1940. Cela tient à l'origine beaucoup plus urbaine et toulonnaise du réseau, alors que les dossiers ANACR sont le reflet des zones semi-rurales dans lesquelles les FTP se sont développés. Encore faut-il préciser que Azur-F2 est un réseau atypique, dans la mesure où il possède une large assise populaire. Cette surreprésentation des Non-Varois paraît encore plus grande dans les autres réseaux. Nous y reviendrons en examinant d'où proviennent les cadres de la Résistance.
- Âge : la Résistance communiste est jeune, voire très jeune. L'analyse des dossiers ANACR donne 56,6 % de moins de 30 ans. L'âge médian se situe entre 27 et 28 ans. On aura l'occasion de revenir sur cet aspect en étudiant la composition des FTP, et, en particulier, celle des maquis. Par contre, le renseignement (comme l'action politique, si l'on pouvait en isoler un échantillon représentatif) est l'affaire de gens un peu moins jeunes, déjà installés : les plus de 30 ans représentent presque 80 % des agents d'Azur-F2 dont l'âge médian est aux environs de 34 ans. Mais, dans tous les cas, les plus de 50 ans sont sous-représentés et, contrairement à ce qui se passe en Ille-et-Vilaine, il y a là un effet du phénomène ancien combattant. Henry Rousso note, avec raison, que la jeunesse de la Résistance est “ l'un des faits les plus marquants ”14. Précisons cependant qu'il s'agit de la Résistance organisée de 1943-44 et que ce caractère juvénile est accentué chez les FTP. Là encore, prenons garde de ne pas trop vite généraliser.
- Milieu social: la “ piétaille ” que les dossiers et les listes nous permettent de cerner laisse l'image d'une résistance d'extraction populaire, une résistance ouvrière et paysanne, si l'on veut, en précisant que les ouvriers et les paysans ne sont pas dans les mêmes organisations. La grande agglomération - Toulon-La Seyne - pèse peu dans les dossiers ANACR, pourtant la part des ouvriers est considérable. Elle dépasse 50 %, toutes catégories confondues (avec les ouvriers de l'artisanat, ouvriers agricoles et bûcherons, etc.). Cette liaison classique entre résistance communiste et ouvriers (mesurée en Ille-et-Vilaine ou dans la Somme) confirme l'enracinement et le ré-enracinement du PCF dans la “ classe ouvrière ”. Sa pénétration dans la paysannerie parcellaire caractéristique du Var rural est, par contre, assez faible, ce que confirmera l'analyse ultérieure. Ce n'est pas lui qui exprime la résistance de ce monde-là. Les paysans, nous les trouvons formant la base des groupes de la Résistance non communiste (45,8 % à l'ORA au lieu de 16,8 % chez les FTP). Eux aussi, les paysans, font partie de ces catégories périphériques qui servent de support à la résistance active. Leur participation est sous-estimée dans les dossiers, en particulier ceux des CVR, soit parce que les démarches n'ont pas été faites après-guerre (s'il n'y a pas d'association dans le village) ou faute des “ faits d'armes ” nécessaires15.
La présence des classes moyennes est surtout assurée par les fonctionnaires (de l'État ou municipaux) ainsi que par les commerçants et artisans. Ils jouent le rôle de vecteurs de la Résistance organisée dans les villages et petites villes, en continuité avec leur rôle dans la vie politique locale, avant ou après-guerre. Dans ce contexte plutôt rural, la proportion des premiers est appréciable (14,6 % dans la Résistance communiste et 9,2 % pour l'ORA). À travers eux et à travers la paysannerie, la petite notabilité politique est présente. Par contraste, on remarquera, sans être surpris, l'absence des élites sociales traditionnelles. Les pourcentages, dans ce cas, n'ont aucun sens, mais il est clair, à la lecture des noms et des professions, que ni les grands propriétaires, ni les hommes de loi, ni les entrepreneurs, ni les médecins ne sont représentés de façon significative, que ce soit dans les dossiers ANACR ou sur la liste ORA où l'on ne trouve que deux médecins et aucun curé (mais deux dominicains de Saint-Maximin), aucun notaire, aucun pharmacien, pour nous en tenir à des catégories présentes même dans ce milieu rural. Précisons enfin que nos échantillons ne permettent pas de mesurer la participation étudiante ou lycéenne dont on a sans doute trop tendance à exagérer l'importance.
Plus urbains, moins autochtones, les mouvements de collaboration ont un profil socioprofessionnel bien différent, puisque leurs adhérents proviennent avant tout des classes moyennes et bourgeoises, avec, notamment, plus de 12 % de cadres, petits patrons et membres des professions libérales, plus de 21 % de commerçants et artisans, plus de 20 % d'employés. Mais il faut se garder de tomber dans la caricature. La bourgeoisie n'est pas absente de la Résistance. On a souvent dit, à juste titre, que l'on y trouvait les diverses composantes sociales du pays. Mais, là encore, faire comme si la Résistance constituait un ensemble unique tend à fausser la perspective. Ensemble interclassiste la Résistance ? Oui, mais à condition de préciser que chaque organisation a ses traits propres et correspond à un milieu socio-politique particulier. Il n'y a pas véritablement fusion au sein de la Résistance, mais juxtaposition par l'intermédiaire des diverses organisations. Dans cette perspective, l'étude des chefs résistants est plus importante que celle du peuple, d'autant qu'il s'agit, en fait, des résistants actifs par excellence.
2 - L'élite résistante
- Un recrutement moins enraciné : la même continuité se repère dans l'origine des responsables résistants. Ils sont, dans l'ensemble, moins autochtones que la base. Nous avions déjà constaté ce phénomène à propos des mouvements de collaboration, nous l'avons retrouvé à la Légion des Combattants et la connaissance que nous avons des partis politiques en d'autres périodes nous laisse à penser que ce n'est pas propre aux années 40 et qu'il s'agit d'un trait courant dans l'histoire politique de ce département et qui se vérifierait peut-être dans d'autres départements méridionaux (et a fortiori dans les départements ruraux). Tout se passe comme si le Var ne suffisait pas à produire ses propres élites politiques et en importait une partie, en particulier des départements voisins.
Cependant, dans les organisations de résistance, au plus le recrutement est populaire, au plus l'encadrement est enraciné dans le département ou la région. Malgré le brassage opéré au niveau de ses directions départementales, celui de la Résistance communiste est le plus autochtone (53 %). En revanche, celui des réseaux, assez bourgeois dans l'ensemble, a plus fréquemment une origine extra-régionale (59 %). L'assise de celui des MUR est à la fois départementale et régionale. Parmi les 24,7 % de leurs responsables nés dans les départements voisins, on remarquera la proportion des Corses (12,9 %). Bien entendu, elle n'est pas indépendante de leurs liens avec le Parti socialiste. La part des étrangers n'est notable que chez les communistes, bien que nous ne tenions pas compte des cadres FTP-MOI dans ce calcul. En revanche, leur absence au sein de l'encadrement des MUR n'est pas sans rapport avec une moins grande ouverture à leur égard, et, pour tout dire, une certaine xénophobie.
- Des hiérarchies socialement typées : le caractère populaire de la Résistance s'atténue dans sa hiérarchie, comme il est de coutume dans les diverses associations ou partis. De ce point de vue-là, il y aussi continuité avec la sociologie courante des partis de gauche.
Les agriculteurs sont, comme il se doit, sous-représentés. Absents dans la hiérarchie des réseaux (que nous savons urbaine), ils sont peu nombreux ailleurs, malgré la diffusion de la Résistance de la ville vers la campagne. Les ouvriers ne se rencontrent en proportion notable que dans la Résistance communiste où ils fournissent un tiers des responsables, alors qu'ils sont pratiquement absents des MUR dont la base urbaine est pourtant partiellement ouvrière. On s'apercevra à la Libération que la Résistance communiste a développé l'une des fonctions sociales du PCF en permettant la promotion d'une élite issue de milieux populaires. Cette voie d'accès particulière vers une relative (et souvent momentanée) ascension sociale prolonge le caractère intégrateur du Parti pour les minorités où il est particulièrement implanté. Cependant la proportion des ouvriers dans la hiérarchie de ses organisations est moindre qu'à la base.
Les militaires occupent une place particulière. La participation de certains d'entre eux aux organisations de Résistance non communistes dont ils forment une partie notable des cadres est un aspect nouveau. Ce n'est pas tant parce qu'il s'agit d'une façon de participer activement à la vie politique du pays : de ce point de vue-là, le régime de Vichy exprime bien mieux leurs convictions et les 21 % de retraités de l'armée que l'on trouve parmi les cadres légionnaires sont significatifs d'une action qui n'a jamais eu besoin du bulletin de vote pour s'exercer. Ce qui est nouveau, malgré leur apolitisme avoué (et, de leur point de vue, réel), c'est qu'une partie d'entre eux abandonne le parti de l'ordre pour celui du mouvement, ce dont on ne trouverait que des équivalents lointains, par exemple dans les réseaux de conspirateurs de la première moitié du XIXe siècle. Bien que nous n'ayons pris en considération que les militaires qui ont été cadres de l'Armée secrète (AS), on remarquera leur part dans l'ensemble MUR (plus de 16 %, proportion qui grimpe au quart si l'on y joint les cadres ORA). La recherche systématique de militaires de carrière pour diriger l'AS explique ce gonflement relativement artificiel, puisque l'officier de carrière engagé dans la Résistance devient automatiquement l'un de ses cadres. Bien représentés dans les réseaux (hors ORA), ils sont absents de l'encadrement communiste.
La surprise, relative, vient de l'importance des catégories supérieures dans la Résistance non-communiste. En ce qui concerne les cadres d'entreprise, encore faut-il préciser que la plupart sont fournis par l'arsenal et la Marine. Attendue pour les réseaux, cette surreprésentation d'une partie de l'élite sociale l'était moins pour les MUR. Elle est encore plus frappante si on l'associe aux cadres de la fonction publique (dont les officiers). Près de 80 % de la hiérarchie des réseaux provient de ces milieux, avec une dominante économique. Les réseaux, c'est par excellence la résistance des professions libérales, des employeurs et des cadres d'entreprises, des fonctionnaires d'autorité. Cette élite sociale représente encore la moitié de la hiérarchie MUR, avec une dominante de hauts fonctionnaires. Cette présence élitaire serait encore plus marquée si l'on pouvait procéder à une analyse plus fine de la position sociale des agriculteurs, des commerçants et artisans présents dans ces ensembles. En revanche, cette élite ne donne guère plus de 10 % de l'encadrement communiste.
Cette élite résistante ne se confond pas avec celle de la France conservatrice, celle qu'exprime la hiérarchie légionnaire avec ses 28 % de propriétaires-agriculteurs, ses 12,4 % de membres des professions libérales (médecins surtout) et ses officiers en retraite. Mais, si, entre leurs milieux d'origine, l'écart politique est parfois important (et s'accroît pendant la période), la proximité sociale n'en est pas moins flagrante.
Entre la Résistance communiste et les autres courants résistants, on constatera donc, banalement, que l'enracinement social n'est pas le même et que le clivage renforce l'appartenance à des générations différentes. Autrement dit, ces Résistances représentent des milieux culturels différents. Cet écart n'existe pas autant entre réseaux et MUR où, à défaut de partager forcément les mêmes conceptions, on se situe cependant sur la même longueur d'onde, dans le même bain culturel. Le partage du pouvoir en sera facilité d'autant. Les luttes internes à la Résistance ne sont pas indépendantes de ces enracinements divergents. Les plus activistes sont ceux qui ont à conquérir une position sociale (et politique) que leur origine ou leur âge ne leur permet pas d'acquérir normalement. La Résistance communiste a sécrété, dans son combat clandestin, une élite populaire (plus populaire que celle des MUR) et l'on comprendrait mal l'attachement de ses résistants à cette période si l'on oubliait qu'elle est pour eux celle où, mieux qu'avant et qu'après-guerre, ils se sont imposés, au moins momentanément, dans les élites, malgré leurs handicaps sociaux et culturels.
- Origine politique : l'appartenance politique des chefs locaux de la Résistance n'est pas facile à mesurer. Les indications chiffrées que l'on peut obtenir sous-évaluent les appartenances. Trop d'éléments biographiques sont ignorés, mais il est vrai que l'on cherche là plus une confirmation que des éléments nouveaux, dans la mesure où l'orientation idéologique des organisations est connue.
Retenons au moins des éléments sûrs. Si les chefs locaux ne sont pas les néophytes politiques que l'on dit parfois (à preuve la proportion non négligeable de ceux dont on peut connaître l'engagement), il est clair que peu d'entre eux ont occupé avant-guerre une fonction notable sur ce plan (fonction élective ou participation à la direction départementale d'un parti) ou sur le plan syndical. De ce point de vue, la Résistance, malgré les pertes, pourra renouveler le personnel politique, au moins partiellement.
On ne s'étonnera pas de l'importance des francs-maçons dans la Résistance non communiste (de 10 à 14 % au moins). Nous avons pu nous en rendre compte.
On ne s'étonnera pas davantage de l'absence d'une droite politique, faiblement organisée avant-guerre et qui s'est massivement portée vers la Légion (77 % des cadres légionnaires dont 37 % venu de la droite classique et 28 % du centre droit). La petite droite résistante vient des milieux traditionnellement “ apolitiques ”. Il serait intéressant de connaître les appartenances religieuses, s'il y en a, mais là notre information est insuffisante sur ce sujet.
L'importance des socialistes est largement confirmée tant au sein des MUR, qu'au sein des réseaux (33 et 18 %). Par contre, il y a quasi-imperméabilité politique entre les deux grands pôles de la Résistance. Du côté communiste, la représentation d'autres courants politiques dans la hiérarchie du FN et des FTP est très faible, mais celle des communistes dans l'encadrement MUR ne l'est pas moins. Ce n'est pas ici qu'il faut chercher le noyautage et les “ sous-marins ”. On aura l'occasion de le rappeler et de se rendre compte que la stratégie est, ici, moins à l'entrisme qu'à l'affrontement.
Les éléments que l'on peut tirer d'une étude de la base et de la hiérarchie des organisations clandestines apportent leur pierre à une vision diversifiée de la Résistance en 1944. Au pôle communiste aux racines ouvrières et jeunes, s'oppose un ensemble MUR, gaulliste, à forte influence socialiste, dirigé par des hommes issus des classes moyennes et supérieures. À l'élite sociale et à une droite peu militante, correspond une activité de renseignement. À la paysannerie, sollicitée tardivement, la résistance obscure, le support logistique, l'intégration finale dans les groupes formés en vue de la Libération. Comme celle des femmes, c'est une résistance minorée par toutes les sources. Aux ouvriers adultes des plus grosses entreprises, un travail assez tardif d'organisation sur les bases classistes traditionnelles, débouchant sur l'action de masse. Aux intellectuels (au sens culturel le plus large), aux élites politiques, les tâches d'organisation, de propagande, le rôle d'éveilleurs. Aux minorités mal intégrées ou non encore installées, aux étrangers, à la jeunesse prolétaire ou marginalisée, en cours de passage à l'état adulte, les formes d'actions les plus violentes et les plus périlleuses, valorisées par le mouvement révolutionnaire. Chaque milieu sécrète ses propres formes de résistance.
1. Notre critique ne porte pas sur l'utilisation qu'en a faite J. SAINCLIVIER, “ Sociologie de la Résistance : quelques aspects méthodologiques et leur application en Ille-et-Vilaine ”, Revue d'Histoire de la 2e Guerre Mondiale n° 117, janvier 1980, p. 33 et suiv., étude, au contraire, exemplaire, parce que critique (p. 34) et très fouillée. J. GIRARD, op. cit., volume annexe, p. 67 et suiv. (3 658 dossiers CVR) pour les Alpes-Maritimes et V. MASSON, op. cit., p. 169 (2 000 dossiers CVR), pour le Var fournissent des pourcentages socioprofessionnels. C. LÉVY a fait le point sur la question dans Le Monde-dimanche, 4 janvier 1981, p. XVI (“ Qui étaient les résistants ? ”) et H. ROUSSO a abordé à son tour le problème dans L'Histoire n°41, janvier 1982, p. 98 et suiv. (“ La Résistance entre la légende et l'oubli ”).
2. Autres provenances : Milices patriotiques neuf, PCF huit, OS cinq, SAP quatre, GF deux, CGT deux, FUJP un.
3. La liste des agents d'Azur-F2 a été établie après la Libération. Elle comporte nom, prénom, date et lieu de naissance, pseudonyme et date d'adhésion (arch. ANACR). La liste des groupes ORA ne contient que nom, prénom, résidence et profession. Elle est donnée in colonel GOUZY, Historique du secteur nord-ouest du Var, Toulon, 1964, p. 44 et suiv. Ce secteur couvre les villages qui vont de la RN 7 (de Rougiers à Pourrières) au sud et jusqu'au Verdon au nord. Pour les mouvements de collaboration, notre article déjà cité, “ Les mouvements... ”.
4. Nous maintenons qu'il s'agit davantage d'erreurs ou d'impossibilité de vérification que d'une volonté d'antidater. Sur les 143 exagérations constatées, 20 seulement portent sur un an et plus et ce sont, évidemment, des attestations tardives ; 65 anticipent de six mois à un an. En sens inverse, dans 16 cas, il y a occultation d'un an ou plus et dans 26 autres de six mois à un an. Ce problème de fixation d'une datation est évidemment artificiel. Nombre de militants FTP étaient avant leur entrée “ officielle ” dans cette organisation des militants du PCF et d'autres ont fait de la résistance individuelle.
5. Et renvoyée, bien entendu. La sincérité des proportions constatées est d'autant plus grande que les attestations utilisées ne sont pas, en général, celle des dossiers CVR (qui, pour être valides, doivent attester d'une activité résistante trois mois avant le 6 juin 1944). Si distorsion il y a, malgré nos corrections, elle est faible.
6. V. MASSON, op. cit., donne 92 %, Alpes-Maritimes : 91 et Ille-et-Vilaine : 87.
7. Résultats pour les dossiers ANACR :
Dates de naissance (total : cinquante-huit)
20 ans et moins en 1944 : 3,4 % 20 - 25 ans : 12 % 25 - 30 ans : 22,4 %
30 - 50 ans : 53,4 % Plus de 50 ans : 8,6 %.
Professions (total : vingt-cinq)
Cultivatrices : 32 % Ouvrières : 12 % Commerçantes : 16 %.
Activités (total : soixante-dix-sept)
Liaisons : 18,9 %, Transports : 19,5 %, Courrier : 5,4 %, Boite aux lettres : 5,4 %, Hébergement : 24,3 %, Ravitaillement : 12,8 %, Soins : 9,4 %, Propagande : 11,5 % Renseignement : 5,4 %, Organisation : 2,7 %.
8. Ce que J. DELARUE a souligné in L'œil et l'oreille de la Résistance, action et rôle des agents des P.T.T. dans la clandestinité, Toulouse, 1986, p. 91.
9. Liens fraternels (ou de cousinage) : cent quatre-vingt-seize - 9,9 %
Parents/enfants : cent onze - 5,6 % - Couples : soixante-dix-sept - 3,9 %.
10. Pour des compléments, voir tableau en annexe. Un sondage dans le groupe de Résistance de Cabasse donne 32 % de natifs d'Italie, plus 18 % de fils d'Italiens. Il est vrai que l’on se trouve dans le bassin minier de la bauxite et que, dans ce village, la proportion d'Italiens dans la population est forte. Nous sommes très surpris du pourcentage d'étrangers - 7,7 % - donné par J. GIRARD pour les Alpes-Maritimes. Contrairement à ce que croient C. LÉVY et H. ROUSSO dans leurs articles de synthèse, il n'est nullement probant de la forte participation des étrangers dans la Résistance. Au contraire, la sous-estimation est manifeste. Ce pourcentage ne fait que confirmer notre méfiance vis-à-vis de ce que l'on peut tirer d'une étude statistique superficielle des dossiers CVR.
11. Ces résultats ne sont intéressants que par les mouvements qu'ils dévoilent et non par les proportions. Établis à partir des dossiers constitués après guerre, ils concernent pour l'essentiel des résistants qui sont revenus ou qui se sont établis dans le Var et ne peuvent que sous-estimer la mobilité ; 313 dossiers de résistants venus de l'extérieur sont conservés : 60 des Bouches-du-Rhône, 32 des Alpes-Maritimes, 16 des Basses-Alpes, 13 de la région lyonnaise. Pour plusieurs dizaines de dossiers, l'origine n'est pas précisée.
12. 1 675 sont restés dans le Var (82,1 %).
13. 790 sur les 1 837 dossiers pour lesquels on peut le mesurer.
14. Article déjà cité, p. 102. L'âge moyen, pour les dossiers ANACR, est de 30 ans et, pour Azur-F2, de 36 ans. La proportion des moins de 30 ans dans les Alpes-Maritimes est de 39 % et de 45 % dans l'Ille-et-Vilaine. En 1946, la proportion des hommes de 15 à 30 ans dans la population varoise est de 31,2 %.
15. La statistique fournie par V. MASSON n'accorde que 14 % aux agriculteurs, soit l'équivalent des commerçants et artisans, tandis que les ouvriers et les salariés de l'arsenal sont évalués à 23,8 %. La sous-évaluation des paysans dans les départements où l'analyse socioprofessionnelle de la Résistance a été tentée tient sans doute à la nature même des dossiers CVR et à la définition de la Résistance sur laquelle ils reposent.
16. Voir tableau en annexe.
17. D. VEILLON, op. cit., p. 253 et suiv. prend pour base 1940 et met en relief le rôle de la génération des 30-40 ans (33,7 %) dans l'échantillon qu'elle étudie (et qui correspond en fait aux cadres du mouvement). Mais les moins de 30 ans sont un peu plus nombreux et les plus de 40 ans un peu moins (36,2 et 21 %).
18. Même constat quant au poids des classes moyennes pour D. VEILLON, op. cit., dans Franc-Tireur, où le patronat (artisans et commerçants compris) représentent 20,5 % des militants retrouvés et les employés et cadres moyens (pour la plupart travaillant dans la fonction ou les entreprises publiques), 38,7 %.