1 - Considérations générales.
Les témoignages font de l'Occupation le facteur décisif de cette évolution. Ainsi le maire de Gassin, interrogé en 1949, répond à la question de savoir s'il y a eu de la Résistance dans la commune :
Il sous-entend donc que la Résistance locale est fille de l'Occupation et qu'elle a été apportée du dehors (ce qui ne veut pas dire de loin, car, dans le cas précis, ce sont les communes voisines, Saint-Tropez et Cogolin, qui ont servi de relais). Le phénomène décrit pour cette commune littorale et rurale est typique. Il est encore plus vrai pour les localités de l'intérieur. Reste à savoir si l'Occupation joue un rôle aussi déterminant que ce que laisse à penser le témoignage précédent (pris à titre d'exemple d'un discours communément répandu). Or nous ne le croyons pas, car, dans la plupart des villages, l'Occupation n'a pas changé grand chose. Les occupants ne font que passer. Mais l'Occupation est, dans la mémoire, un repère commode (et chronologiquement imprécis, même en 1949) et c'est sous cet angle qu'il faut prendre les références que peuvent en faire les témoignages.
D'où l'importance des transferts de population (et des moyens de communication) dans l'histoire de la Résistance organisée.
Les échanges de population qui s'accélèrent avec l'Occupation, et plus encore avec le STO., sont certainement plus importants que l'Occupation elle-même dans l'extension des organisations clandestines. Le repli des jeunes réfractaires, la recherche de bases rurales par la résistance urbaine (réseaux aussi bien que mouvements), puis la création de maquis, enfin le transfert massif des évacués jouent, de ce point de vue, un rôle déterminant.
Le milieu est, on l'a vu, favorable, mais ça ne signifie pas qu'il soit spontanément actif et qu'il ne faille pas le solliciter. Déjà hostiles au régime, et évidemment à l'occupant, les groupes de patriotes (presque essentiellement des "rouges") des communes rurales ou semi-rurales sont alors mis dans le circuit des liaisons clandestines et participent à la construction de la Résistance organisée. Au printemps 1944, ce développement n'est pas terminé. Les localités où la Résistance reste alors informelle, “ passive ” comme l'écrivent les maires interrogés en 1949-1950, représentent, d'après ce que nous pouvons évaluer, 30 % environ des 151 communes varoises de l'époque. Cette absence d'organisation n'a, bien entendu, rien à voir avec l'existence d'un esprit de résistance et ne signifie pas que la Résistance ne peut y trouver aucune aide.
Nombre d'agglomérations restent donc sans résistance organisée. Dans le maillage résistant assez serré de 1944, apparaissent des “ trous ” tantôt attendus, parfois curieux. Ils ne surprennent pas dans les zones isolées, dépeuplées des plans du Haut-Var et de certains massifs du bas pays (la Sainte-Baume, l'Estérel) ou dans des communes rurales, un peu à l'écart, à la vie locale étriquée, hors des zones de passage fréquentées par les troupes d'occupation (certains villages du canton de La Roquebrussanne ou de Rians, par exemple). Ils étonnent, par contre, dans de grosses bourgades proches de Toulon (Solliès-Toucas ou Cuers) ou dans les villages viticoles marqués par une tradition (persistante) de luttes entre “ Blancs ” et “ Rouges ” (Correns, Montfort). Il y a là des cas de résistance individuelle, souvent une vie communale aussi intense qu'ailleurs, parfois conflictuelle, mais rien qui donne naissance à un groupe organisé. Bien que chaque cas soit spécifique et que de nombreux facteurs interviennent (présence politique ou syndicale avant-guerre, noyau communiste, etc.), la principale explication de cette absence repose en fin de compte sur le manque d'individus, de personnalités capables de servir de catalyseurs, de groupes moteurs qui puissent rassembler et entraîner.
Dernière considération générale dont on excusera la banalité et qui touche un fait de structure de la géopolitique locale que nous avons déjà évoqué en présentation. La Provence, et donc le Var, est une région au relief compartimenté. Elle est constituée d'un ensemble de microcosmes, communaux le plus souvent, cantonaux parfois, assez jaloux de leur autonomie. Les conditions de vie de l'époque, la régression archaïque (matériellement et administrativement) que le pays subit accentuent les effets des contraintes physiques et des rivalités de clocher. La Résistance se moule sur ce cloisonnement. Il s'ajoute à celui qui lui est propre, au sein de chaque organisation ou entre les organisations, et accentue certaines méfiances.
Malgré tout, ces petits mondes où l'interconnaissance est la règle sont englobés dans un zonage plus vaste, urbain et, au-delà, régional.
Trois zones, en effet, ressortent nettement qui correspondent à la réalité géographique de la région.
2 - Toulon et le littoral
L'agglomération de Toulon-La Seyne domine ce secteur. Elle reste le relais privilégié de l'influence marseillaise et joue, plus qu'avant l'Occupation, un rôle d'impulsion sur l'ensemble du département. La ville abrite tous les états-majors résistants. Ses résistants, les femmes comme agents de liaison, les hommes comme responsables ou maquisards, diffusent les consignes, les idées (et les bruits) et l'essentiel du matériel. Ils irriguent les formations de l'intérieur du Var (ou d'autres départements refuges), surtout lorsque la population la quitte massivement.
Autour de l'arsenal et du port, prolifèrent les réseaux de renseignement qui essaiment à partir de là tout le long de la côte en s'adaptant à la physionomie particulière des agglomérations qui s'y égrènent : La Seyne, cité prolétaire, dominée par les chantiers navals, stations de l'Ouest-Varois où l'installation de retraités aisés n'a pas encore éliminé la tradition républicaine, Hyères, ville bourgeoise et maraîchère où la Résistance est multiforme, en liaison avec Toulon, mais aussi avec le liseré côtier des Maures qui, à partir de La Londe et jusqu'à Sainte-Maxime, constitue un secteur très particulier, où le Front national anime une riche activité résistante sous la conduite de personnalités exceptionnelles, Fréjus-Saint-Raphaël enfin, pôle secondaire de résistance, lié aux Alpes-Maritimes, mais qui a perdu désormais son rôle précurseur.
Ce littoral où tous les mouvements se côtoient, rivalisent ou collaborent domine directement les massifs montagneux qui l'isolent relativement, massif de la Sainte-Baume dans l'orbite marseillaise, solitudes calcaires de l'arrière-pays toulonnais où l'on envisage de créer un maquis mobilisateur, chaîne des Maures, impénétrable, où les FTP du golfe de Saint-Tropez installent l'un des premiers maquis de Provence. Seul l'Estérel, trop désert, trop isolé, ne peut servir de prolongement à la résistance littorale.
2 - Le Var moyen et le Haut-Var
Tout au long de la plaine périphérique des Maures, la plupart des gros villages sont autant de bases sur lesquelles le maquis des Maures peut s'appuyer : dominés par les communistes jusqu'à Pignans et Gonfaron (soit le parcours du train ouvrier qui, chaque jour, amène du personnel à l'arsenal de Toulon), ils sont plutôt socialistes et gaullistes au-delà, du Luc à Roquebrune.
La région brignolaise est la zone de repli du maquis des Maures et celle de parachutages notables. Les influences marseillaises et aixoises s'y font parfois sentir sans passer par Toulon. Fidèle à une certaine tradition de campanilisme très vif qui limite souvent l'horizon politique, cette région “ rouge ” ne s'arrime que lentement et partiellement aux organisations de résistance. Seule exception, Barjols où un petit noyau communiste précoce s'est développé dans le milieu semi-ouvrier qui gravite autour des tanneries.
La situation n'est guère différente dans l'Est-Varois où les organisations clandestines ne sortent significativement de la région dracénoise (entre Les Arcs et Flayosc) qu'après l'Occupation. La culture politique est la même. Mais ici, l'appoint fourni est plus important et plus actif que dans la région brignolaise, en particulier dans les bourgs marqués par la petite industrie traditionnelle (Salernes, Flayosc, Bargemon). La région de Fayence sur laquelle Grasse, Cannes et Nice exercent une influence directe devient l'une des zones de parachutages les plus importantes de Provence.
Carrefour de la Résistance locale, préfecture, Draguignan affirme son originalité face aux états-majors toulonnais. Centre important pour les MUR, sa Résistance essaie d'étendre son emprise sur tout l'arrondissement, ce qui ne manque pas de heurter les particularismes locaux, surtout sur la côte où le Front national domine.
Draguignan, Fayence, Salernes, Barjols bordent les contreforts des plateaux du Haut-Var et sont autant de postes qui conduisent à ses maquis. Mais le rebord alpin ne rentre qu'assez tard dans l'aire de la Résistance organisée (à l'exception de Vinon qui se trouve dans l'orbite d'Aix-en-Provence-Manosque). Il n'est concerné qu'au moment où il faut trouver des lieux isolés et des chantiers forestiers pour servir de points de chute aux maquis et aux parachutages. S'il n'a été possible de recenser qu'une seule action de résistance avant novembre 1942, on en compte 60, soit 7 % du total, par la suite, entre ce moment-là et mai 1944, ce qui annonce l' “ explosion ” qui suivra le 6 juin. La région partage donc le rythme chronologique de l'ensemble des Alpes du Sud et ce n'est qu'en 1944 qu'elle donne toute sa mesure. Alors, le seul bourg qui s'y trouve, Aups, est le centre d'une activité maquisarde importante, tandis que la partie orientale du Plan de Canjuers reçoit les parachutages organisés depuis Fayence.
3 - Les moyens de liaison
Cette esquisse de géographie de la Résistance serait incomplète si l'on omettait de mentionner ce qui fait le lien entre les trois zones que nous avons distinguées. On sait bien que les idées, les expériences, les pratiques se propagent le long des voies de circulation qu'empruntent les hommes et les marchandises. La diffusion de la Résistance met en évidence ce phénomène que la crise traversée, comme toutes les périodes de crise, accélère. Certaines liaisons routières et toutes les voies ferrées sont les cordons ombilicaux de la Résistance.
La voie royale est, à tous égards, la ligne qui relie Toulon à Nice et à Marseille, et, au-delà, à Lyon et Paris. C'est elle qui assure les déplacements des chefs, des principaux agents de liaison, du matériel, faisant de chaque grosse gare (Toulon, Les Arcs, Saint-Raphaël) un pôle de résistance. La gare est ainsi un lieu de rendez-vous et de réunion fréquemment cité. C'est aussi par cette voie ferrée que Draguignan (par Saint-Raphaël et Les Arcs) a pu entrer précocement en résistance. Le “ macaron ” qui la double en suivant lentement le littoral entre Toulon et Saint-Raphaël joue lui aussi un rôle considérable. En plus de son importance locale, n'oublions pas que c'est par là que passent ceux qui utilisent les liaisons maritimes de la presqu'île de Saint-Tropez.
La Résistance s'infiltre dans l'intérieur par les principales routes transversales qui unissent la plaine périphérique des Maures et les bassins du Var moyen, et celui-ci au Haut-Var. La vallée du Gapeau est la voie suivie par Libération, puis par l'ORA pour atteindre Brignoles. La montée au maquis se fait par les axes qui rayonnent autour de Draguignan. Les autocars à gazogène qui partent, bondés, de là ou de Toulon et de Brignoles sont autant de véhicules “ résistants ” par les hommes et le matériel qu'ils transportent. Ils n'en sont pas que les vecteurs involontaires. Comme les cheminots, le personnel est souvent complice. La société des cars GABY (Hyères) joue un rôle primordial dans l'organisation du maquis, tant par les facilités de déplacements qu'elle permet que par le camouflage que ses chantiers forestiers, nécessaires pour fournir le “ carburant ”, assurent. Ce n'est pas un hasard si son directeur, Louis Picoche, est aussi le responsable du Service maquis du département. Lorsque Toulon éparpille sa population dans l'arrière-pays et quelques-uns de ses jeunes dans les bois, le car d'Aups devient un support important (et complice) de la Résistance, tandis que les “ Cars Verts ” de Draguignan offrent à la Résistance locale des services semblables.
Un exemple concret d'itinéraire et d'utilisation diversifiée des moyens de transport : lorsque la 1e Cie FTPF de Provence décide d'évacuer la région de Saint-Maximin pour gagner les Basses-Alpes (février-mars 1944), elle utilise pour ça tous les moyens de transport disponibles. Faute de véhicules automobiles (seul le matériel sera transporté de cette façon), il lui faut faire partir les hommes - il y en a plusieurs dizaines - par petits paquets. Ils prennent d'abord le car qui les mène de Saint-Maximin à Marseille, puis empruntent la grande ligne ferroviaire qui les conduit à Nice et, enfin, là, le petit “ train des pignes ” qui leur permet de se rendre au lieu de regroupement, Saint-André-des-Alpes. On mesurera la somme des complicités indispensables pour réussir une telle opération.
Nous n'insisterons pas sur l'attitude des cheminots de la grande ligne. Moins connue est celle du personnel de l'autre “ train des pignes ” de la Compagnie de Provence, celui qui relie alors Nice à Meyrargues, dans les Bouches-du-Rhône, en passant par Grasse et Draguignan. Cette ligne est importante en 1944. Elle unit les diverses zones de maquis et permet le transport des armes parachutées sur le plateau de Canjuers. Rien de tout cela n'aurait été possible sans l'aide active (ou la connivence) des conducteurs et des “ chefs ” - ce sont des femmes - des petites gares du parcours (Claviers, Flayosc, Rognettes notamment).
Liens vitaux pour la Résistance, servis par de nombreux résistants ou sympathisants, les moyens de transport posent un problème à partir du moment où se développe l'action directe. La voie ferrée ou le pont routier sont pour des raisons, tant militaires que psychologiques, des cibles de choix. Mais il y a souvent matière à désaccord entre ceux qui veulent préserver cet outil indispensable et les partisans de la lutte armée. Cette diversification des méthodes, des actes et des points de vue est un autre trait caractéristique de cette période.
1. Voir cartes en annexe.
2. ADV, 1 W 94, réponse au questionnaire sur la Libération, question 43.
3. P. NENNI, Vingt ans de fascisme, Paris, 1960, p.124. Il reconnaît aussi que ses camarades ne sont pas plus actifs (p. 125).
4. P. LAMOUR, op. cit., p. 221. La remarque vaudrait aussi pour certains milieux urbains. Le caustique avocat-journaliste-paysan est installé dans le Gard. Prenant un certain recul avec une vision héroïque de la Résistance, il critique les émigrés qui “ pensent que nous devons passer notre temps, chaque jour, et du matin au soir, à résister à l'occupation ennemie ”, critique qui pourrait tout aussi bien s'appliquer aux historiens qui ont tendance à sous-estimer les pesanteurs quotidiennes.
5. Ce dont on trouve trace dans la mémoire de cette période, comme le remarque P. MARTINENQ, Place de la Lune, Aspects de l'histoire de La Seyne, Maurecourt, 1983, p. 448 : “ Le sabordage de la flotte se mêle aux souvenirs de ces temps, mais comme quelque chose d'extérieur au monde local, "on n'y pouvait rien, ... On n'a pas de prise sur ces temps mouvementés, sinon de s'occuper de sa famille et de soi. ”
6. Voir tableau en annexe. Ces pourcentages qui ne sont qu'un moyen d'évaluation grossier expriment mal le rôle tenu par Toulon (28,2 et 18,7 % des actions dans les deux périodes). Ils ne peuvent traduire son rôle dirigeant.
7. Arch. ANACR, Rapport du chef de groupe Baudinot, dactyl., s.d., (dans les jours qui suivent la Libération).