On s'attend depuis de nombreuses semaines à des événements importants. Le tournant militaire de la guerre est nettement perçu dès la fin de l'été. L'opinion est à la recherche d'indices qui lui font espérer (et craindre) une action sur la côte provençale et, surtout, en Afrique du Nord. Le “ second front ” est à l'ordre du jour. La poussée de propagande résistante d'octobre-novembre, ses appels à manifester, la violence du ton participent de cette montée de la tension. Il faudrait suivre de près les émissions de la BBC pour mesurer le rôle qu'elle a pu jouer. C'est le moment où elle commence à diffuser les émissions de Radio-Patrie qui sont, en quelque sorte, l'appendice extérieur du réseau Carte. Les tracts de Libération poussent à la désobéissance, ceux du PC au sabotage. Ils n'hésitent pas à évoquer, comme on l'a vu, “ l'heure de la délivrance ”. On ne sait si l'attentat toulonnais a eu un impact. Il ne peut être passé inaperçu, pas plus que ne passent inaperçues les diffusions massives de propagande dans la ville et ses environs. Les opérations de police, devenues relativement fréquentes à Toulon, contribuent à accroître la nervosité. Le SOL participe à la surveillance nocturne. À Saint-Tropez, il aide les gendarmes à tendre de vaines embuscades 1 ADV, 1 W 79, Pol. Saint-Tropez, 10 novembre 1942.. Un cran de plus est franchi localement dans l'amorce de guerre civile. Le 11 novembre, à 4 heures 10 du matin, un diffuseur de tracts échappe à la police hyèroise en lui tirant dessus.
Se préparant toujours à résister à une “ agression ” anglo-saxonne, la Marine s'inquiète en particulier de la défense de la base aéronavale de Palyvestre, située dans la commune d'Hyères. Le 2 octobre, les représentants des trois armes ont prévu l'intervention des bataillons de chasseurs alpins qui y sont casernés en cas de débarquement. Pour couvrir la base, ils ont décidé d'étendre la surveillance permanente du littoral de son côté 2 SHM, TT T 13 50, compte rendu d'activité de la préfecture maritime, 15 octobre 1942.. Le 3 novembre, est mis au point un exercice qui doit avoir lieu dans la nuit du 9 au 10 : un commando - le “ parti rouge ”, bien entendu - débarqué dans la rade des Salins doit essayer de pénétrer dans Palyvestre. Ces manœuvres sont perçues par certains comme une ruse permettant de se préparer à lutter contre l'Axe. C'est incontestablement l'état d'esprit des chasseurs alpins et peut-être celui de quelques marins 3 SHM, TT T 13 50, Instructions pour le parti rouge, 3 novembre 1942. Sur l'état d'esprit de ces marins, amiral A. WASSILIEFF, Le Pacha, Paris, 1980, p. 55 où il évoque l'entraînement d'un petit corps franc de débarquement qui lui a été confié. Mais la mission officielle qui est de s'opposer à un débarquement est oubliée par l'auteur qui était alors un jeune lieutenant déjà gaulliste.. La finalité des opérations ne fait cependant aucun doute, ce qui prouve qu'il y a continuité entre la période qui précède et celle qui suit l'accord du 11 novembre avec les Allemands. La défense du camp retranché de Toulon contre les Anglo-Saxons (et contre la Résistance intérieure) est une donnée permanente de la politique de l'Amirauté depuis juillet 1940 et particulièrement réactivée depuis l'été 1942.
La Résistance, ou du moins celle qui est liée aux services britanniques, croit tout autant à l'imminence d'une action de débarquement. À Marseille, de Bénouville, alors adjoint de Frager, l'un des responsables de l'organisation Carte, a été prévenu que quelque chose se préparait. Radio-Patrie multiplie les consignes. Il pense que l'heure de l'insurrection a sonné en Corse, et peut-être en France. Il faut donc distribuer des armes. La liaison établie avec l'armée d'armistice permet d'espérer qu'elle protègera le débarquement prévu 4 P. G. de BÉNOUVILLE, op. cit., p. 178. Sur l'influence de Radio-Patrie et les interrogations qu'elle suscite, P. LIMAGNE, op. cit. à partir du 5 octobre 1942.. Il est possible que cette liaison passe par les chasseurs alpins hyèrois. En tout cas, les militaires sont au pied du mur.
2 - Le débarquement en Afrique du Nord et l'opinionLa surprise n'est donc que relative à l'annonce du débarquement en Afrique du Nord. Le bruit en courait depuis plusieurs jours, validé sans doute par le message du Maréchal sur la défense de l'empire. Au début novembre, la rumeur précise même que l'action sera anglaise au Maghreb et américaine en AOF 5 ADV, 1 W 21, bulletin hebdomadaire des Rens. gén., 31 octobre et 7 novembre. Sur le message du Maréchal, 1 W 5, Pol. Saint-Tropez, 23 octobre 1942.. À Draguignan comme à Saint-Raphaël, la victoire des Alliés est unanimement souhaitée. Même à Toulon, la grande majorité partage cette disposition d'esprit 6 ADV, 1 W 12, Pol. Draguignan, rapport journalier, 8 novembre, reproduit in J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit., document 49, 02 971, Saint-Raphaël, sondage d'agglomération, 19 novembre, 1 W 17, Pol. Toulon, rapport journalier, 7-8 novembre 1942..
De partout, bruissent des rumeurs d'espoir : accord secret entre le Maréchal et les Américains, ralliement de la flotte de Toulon à l'Afrique du Nord, proximité de la flotte anglo-saxonne, débarquement à Toulon, et, in fine, inévitable souhait de la fin prochaine de la guerre (mêlé de crainte cependant) 7 ADV, 1 W 21, Rens. gén., 14 novembre, 02971, Saint-Raphaël, sondage d'agglomération, 19 novembre 1942..
Le 8 novembre, en plein jour, les avions américains lâchent des milliers de tracts dans toute la région. Parfois, comme à La Seyne, des résistants les récupèrent dans la campagne et les éparpillent dans les rues. Ces feuilles annoncent les opérations en cours, veulent rassurer et, pour couper court à tout risque de dérapage, demandent à la population “ de rester sur l'expectative ” 8 “ Avis au peuple français ”, reproduit in J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit., document 50. Tract accompagné d'un message de Roosevelt au peuple français, d'un appel d'Eisenhower aux Français d'Afrique du Nord et d'une brochure “ Souvenez-vous ” sur l'apport américain en 1917. Ces tracts ont été largués sur La Seyne, Nans-les-Pins, Pourcieux, Toulon (à 14 h. 30), etc.. Les jours suivants, d'autres tracts sont ainsi répandus, en particulier une édition spéciale du Courrier de l'Air (du 11 novembre) où Churchill se défend de ne “ convoiter aucune possession française ” 9 Répandu dans la nuit du 16 au 17 novembre sur Toulon, Hyères, Solliès-Pont, Cuers, Saint-Zacharie, le massif de la Saint-Baume, etc.. La police va jusqu'à mettre sur le compte des avions alliés certaines diffusions massives de propagande effectuées à Fréjus-Saint-Raphaël par la Résistance communiste !
Les radios étrangères sont suivies avec encore plus d'attention que d'habitude. On espère qu'aucun combat n'oppose l'armée d'Afrique et les troupes débarquées 10 ADV, 1 W 21, Rens. gén., 14 novembre, 02971, Saint-Raphaël, sondage d'agglomération, 19 novembre 1942. Même dans des milieux favorables au régime, l'intervention, parce qu'américaine, est relativement acceptée. Néanmoins, les maréchalistes convaincus, comme le commissaire de police d'Hyères, sont décontenancés par des événements qu'ils ressentent douloureusement 11 ADV, 1 W 13, Pol. Hyères, 13 novembre et 1 W 21, Rens. gén., 21 novembre 1942..
La riposte allemande consterne, mais elle ne surprend pas plus que le débarquement. On l'attendait moins vite 12 ADV, 1 W 9, Pol. Draguignan, 8 novembre, reproduit in J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit., document 49, 1 W 12, Pol. Hyères, 11 novembre, 1 W 15, Pol. Saint-Tropez, 25 novembre, 1 W 21, Rens. gén., 14 novembre 1942.. Résignation inquiète, illusion sur le provisoire de la situation, vague curiosité accompagnent l'arrivée des occupants, les 12 et 13 novembre 13 ADV, 1 W 21, Rens. gén., rapport mensuel, 25 novembre 1942. Les Italiens sont à Hyères le 12, à Saint-Tropez, dans la nuit du 13. Les Allemands sont arrivés à Sanary le 12.. Les Italiens occupent l'essentiel du département, soit l'est de Toulon. On a cru que les Allemands, cantonnés à l'Ouest, allaient occuper toute la côte, d'où l'émoi des réfugiés juifs. Beaucoup sont partis 14 ADV, 1 W 15, Pol. Saint-Tropez, 13 novembre 1942.. Les Allemands impressionnent. Ils ont - et surtout on leur trouve - fière allure. Leur image joue en leur faveur à la différence de celle des Italiens, très mal acceptés dans le rôle de “ vainqueurs ” 15 ADV, 1 W 21, Rens. gén., rapport mensuel, 25 novembre 1942. Comparaison entre les uns et les autres et récit de ces occupations dans B. VALLOTON, Fascistes et nazis en Provence, journal d'un Suisse pendant l'Occupation 1942-1944, Paris, 1945, p. 16--36, et J. VERD, Souvenirs de l'occupation allemande, Toulon, 1950.. Leur arrivée est émaillée de petits incidents : refus de donner du pain aux bersaglieri venus à Draguignan, bagarres avec les chasseurs alpins à Hyères le 15, moqueries généralisées (mais encore assez discrètes) sur leur passage. Attitude révélatrice : le 12 novembre, à Vidauban, la foule regarde passer les troupes d'occupation, mais les cigarettes lancées par un soldat sont écrasées à coups de talon 16 ADV, 1 W 63, Pol. spéc., 14 novembre 1942..
L'Occupation a coupé partiellement court à la volonté de manifester le 11 novembre. Cependant, elle provoque un sursaut patriotique. Dans les rangs maréchalistes, on assiste plus nombreux aux cérémonies aux couleurs. Plusieurs centaines d'écoliers hyèrois viennent y chanter La Marseillaise le 15. Sans doute n'est-ce pas sans déchirement que l'on se résigne à tirer un trait sur le Maréchal-bouclier. Mais il faut se rendre à l'évidence, il n'y a pas accord entre Darlan et lui. On est désorienté par le désaveu et par les pleins pouvoirs accordés à Laval. D'où un pessimisme général, une inquiétude accrue. On s'attend à des événements encore plus graves 17 ADV, 1 W 12, Pol. Saint-Tropez, 17 novembre, 1 W 63, Rens. gén., 19 novembre 1942.. On croyait quelques jours avant à une issue heureuse et peut-être proche de la guerre, et voilà que l'on s'y enfonce un peu plus.
À Toulon, l'atmosphère est fiévreuse. Il y a foule devant les banques et les guichets de la Caisse d'épargne 18 J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit., document 63 (bilans mensuels 1942).. Les autocars qui desservent les localités du Var intérieur sont pris d'assaut. Le mouvement de retournement vers la campagne s'accélère. Crainte des bombardements, crainte de cette guerre qui rode autour du port, crainte des combats liés à un possible débarquement s'additionnent avec celle de l'occupant. La mansuétude hitlérienne et la confiance de la Marine ne rassurent pas. Un réalisme élémentaire fait douter de la solidité du montage qui fait du camp retranché de Toulon la seule parcelle de France épargnée par l'Occupation 19 Carte du camp in J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit., document 52.. Le commissaire Becker, future victime des nazis, laisse percer son désarroi dans son rapport mensuel du 25 novembre 20 ADV, 1 W 21. Rappelons qu'il est directeur des services de la Police d'État de Toulon-La Seyne.. Maréchaliste toujours aussi convaincu, il espère encore que l'indépendance du pays sera préservée. Dans Toulon épargnée et dans sa certitude de faire partie de l'élite “ qui pense encore ”, il ne peut admettre que le pire qu'il dit redouter - la disparition de tout gouvernement français et l'occupation totale - est pratiquement accompli. Mais il ne peut cacher combien le désarçonne “ cette évolution imprévue ” qui a conduit en quelques semaines à l'état de guerre contre “ nos seuls amis ”. Car, à Toulon, les choses sont claires. Les canons de l'Amirauté sont pointés vers la mer. Ils le sont depuis des mois, bien avant le 11 novembre 1942. Mais c'est ce jour-là que l'on s'en est réellement aperçu.
3 - La Marine retranchée dans ses certitudesDepuis le 8 novembre, les regards, partout, sont tournés vers Toulon et sa flotte. Le port a une importance stratégique et politique exceptionnelle depuis juin 1940.
Les autorités maritimes y imposent leur loi, puisque le pouvoir préfectoral est doublé par celui du préfet maritime à l'intérieur du périmètre de défense, le fameux camp retranché. Celui-ci est le maître de la ville, disposant de pouvoirs étendus en matière de police, en particulier depuis novembre 1941. À ses côtés, le commandant des Forces de haute mer représente une autre puissance, la seule puissance militaire dont Vichy dispose. Le titulaire, l'amiral de Laborde, s'est fait remarquer les mois précédents par une anglophobie exacerbée et une volonté de reconquête de l'empire qui l'ont poussé fort loin dans la voie de la collaboration. Face à son rival, Darlan, il entend jouer un rôle militaire pour couronner une carrière qui se termine. Mais son anglophobie ne tranche pas sur celle, plus ordinaire, du milieu, réactivée par Mers-el-Kébir et Dakar.
Depuis l'armistice, la Marine nationale est l'un des piliers du régime de Vichy à qui elle a fourni une partie de ses cadres. Elle a adhéré sans réserve à cette idéologie marquée par le traditionalisme et l'esprit élitaire. Malgré l'apolitisme affiché, ou plus exactement le mépris de la politique, son action n'a prêté à aucune équivoque depuis 1940. Elle est mal ressentie par la population toulonnaise qui entretient avec cette marine des rapports moins idylliques qu'on ne le prétend souvent. Privilégiée dans son ravitaillement, considérée comme l'“ accapareur ” n°1, elle est la cible d'une critique qui reproche aussi la morgue des cadres, l'esprit de caste, l'antisémitisme, l'hostilité déclarée à la Résistance et aux Alliés 21 Innombrables notations à ce sujet dans les témoignages. Sur l'atmosphère qui règne dans les carrés d'officiers, amiral GUILLON, De Carthage à Berchtesgaden, Paris, 1974, p. 58 et suivantes. Cible de la fronde alimentaire, la coopérative l'Armarine dont le personnel bénéficie. Les critiques à ce sujet sont remontées à Vichy et le préfet doit démentir tout accaparement le 7 juillet 1942. L'hostilité est si vive que, lors des manifestations pour le ravitaillement à Sanary, on prétend jeter les marins à la mer. Voir J.-M. GUILLON, “ La pénurie, c'est les autres ”, Les cahiers de l'IHTP n°É. Dans cette société fermée où le mimétisme est de rigueur, les sous-officiers calquent leur attitude sur celle de leurs chefs. Autant dire que le gaullisme est rare et que les appels lancés par Londres n'ont guère rencontré d'écho 22 J.-L. CRÉMIEUX-BRILHAC, Ici Londres, 1940-1944, Les voix de la liberté, Paris, 1975-1976, t. 2, p. 32-33, appel du commandant Arnaud de Pirey qui s'adresse à son frère, lieutenant de vaisseau à bord du Strasbourg, le 22 janvier 1942..
Par contre, l'état d'esprit des équipages est sensiblement différent, même s'il a été affecté par le drame de Mers-el-Kébir que certains matelots ont vécu et par l'idéologie dominante. Souvent composés de jeunes gens originaires de zone occupée, ils ont les sentiments qui sont au moins ceux de la population civile. Dès l'annonce du débarquement en Afrique du Nord, il y a chez eux un fort courant favorable à l'appareillage.
L'opinion s'attend alors au départ de la flotte. Le bruit s'en répand dans la région. Elle l'espère plus encore avec lorsqu'elle apprend l'Occupation. Pourtant, dès le 9 novembre, des marins de la Force de haute mer sont envoyés à terre pour former des bataillons destinés à défendre le camp retranché contre les Alliés.
On sait dans l'après-midi du 11, par une proclamation du préfet maritime, que les Allemands se dirigent vers la Méditerranée. L'émotion des équipages est à son comble. Sur le Colbert, des cris favorables à l'appareillage se font entendre. Sur le Strasbourg, le navire-amiral, une vingtaine d'hommes se rassemblent sur la plage avant et doivent être dispersés par les officiers 23 SHM, TT T 13 51, amiral de Laborde, Rapport sommaire sur les événements du 11 novembre au 5 décembre ; les matelots crient : “ nous ne voulons pas être pris par les Allemands, appareillons ”. Sur les sentiments des équipages, lettre d'un marin du Condorcet à ses parents, le 17 novembre (“ toute la marine française est contre les boches, on s'est mutiné sur plusieurs bâtiments, sur le Strasbourg, par exemple... On ne comprend pas pourquoi la flotte est encore à Toulon ”) citée par C. ARNOUX, Maquis Ventoux, Avignon, 1974, p. 34.. Des cadres résistants de l'arsenal commencent à faire camoufler du matériel 24 Tém. H. Lècres qui affirme avoir fait cacher 30 tonnes de métaux rares avec l'aide de deux ingénieurs.. Le général de Gaulle lance ce jour-là un nouvel appel aux militaires pour qu'ils rejoignent la France Libre. Le lendemain, c'est au tour de l'amiral Auboyneau, commandant en chef des Forces navales françaises libres, d'exhorter “ les officiers et marins de la flotte de Toulon ” au départ 25 J.-L. CRÉMIEUX-BRILHAC, op. cit., t. 3, p. 14-17..
Croit-on vraiment à la viabilité de cette enclave miraculeusement épargnée parce que gouvernée par la Marine ? D'après le capitaine Blouet, chef de la Sûreté navale, beaucoup se rendent compte de son caractère illusoire. L'appel de Darlan les a ébranlés, suscitant en eux les “ premiers doutes sur la voie suivie ” jusque-là 26 ADV, 1 W 98 et AN, 72 AJ 63, tém. 21 juin 1948, Melle Patrimonio. Voir aussi H. NOGUÈRES, Le suicide de la flotte française de Toulon, Paris, 1961, p. 46 : au capitaine Mollas que l'amiral de Laborde a pressenti pour remplacer le commandant Pothuau, le capitaine Seyeux aurait conseillé de refuser pour ne pas apparaître comme l'homme des Allemands, ce que les équipages ne pardonneraient pas.. Bien peu pourtant se refusent à prêter le serment d'obéissance exigé par l'amiral de Laborde. Seuls deux officiers, le commandant Pothuau et le capitaine du Garreau, ne lui font pas allégeance 27 H. NOGUÈRES, Le suicide..., op. cit., p. 45 et AN, 72 AJ 95, tém du Garreau, 14 novembre 1946, H. Michel, dont l'attitude a été approuvée par l'amiral Auphan.. Par discipline, par conformisme, mêmes de futurs résistants acceptent.
L'amiral de Laborde utilise le trouble des équipages dans les conversations qu'il a, le 14 novembre, avec les officiers de la commission d'armistice allemande pour argumenter en faveur du respect de l'accord conclu :
“ Actuellement, ils sont troublés, ils l'ont été plus encore quand les troupes allemandes ont franchi la ligne de démarcation ; beaucoup d'entre eux sont hantés par l'idée qu'ils pourraient tomber sous domination allemande. ” 28 SHM, TT T 13 51, compte rendu de l'entretien qui a lieu ce jour-là au Fort Lamalgue entre l'état-major français et les Allemands, dirigés par le contre-amiral Wever.
Le 15 au soir, les rues de la basse ville sont en effervescence : les marins chantent des airs populaires anglais et crient : “ Vive Darlan ! ”. Pour eux, Mers-el-Kébir est oublié. Pour le préfet maritime, l'amiral Marquis,
“ Certains marins, sous l'influence d'une propagande subversive exercée par certains éléments douteux de la population civile, dans les débits de boisson,( ont) partiellement perdu le sens du Devoir en chantant l'Internationale et en criant Vive Darlan à la sortie de ces établissements. ”
Il en profite pour réclamer la plénitude des pouvoirs de police 29 ADV, 3 Z 4 6, Pol. d'État, compte rendu de réunion entre autorités civiles et militaires, 17 novembre 1942..
Pourtant plusieurs initiatives tentent de dessiller les yeux. Le colonel Paillole a fait part de sa propre action et de celle du général Revers lorsqu'ils se sont rendus à Toulon 30 P. PAILLOLE, Services spéciaux (1935-1945), Paris, 1975, p. 415 et tém. in AN, CHG, TR-CE avril-mai 1945, Melle Patrimonio, p. 36 ; M. GARDER, La guerre secrète des services Spéciaux français (1933-1945), Paris, 1967, p. 353.. Ils se sont heurtés au scepticisme de leurs interlocuteurs, le 14 novembre, lorsqu'ils ont demandé que l'on sorte de Toulon le maximum de matériel (les archives notamment) et que l'on surveille les Allemands. Les troupes de l'armée de terre que le général Revers fait venir pour “ défendre ” le camp retranché sont choisies parmi les plus anti-allemandes. Acheminées depuis Draguignan, Châteauroux et Bourg-en-Bresse, elles doivent se joindre aux chasseurs alpins hyèrois dont on sait les sentiments et qui ne sont pas restés inactifs. À la demande d'un groupe de résistants de son unité, appartenant au réseau Interallié (groupe du caporal-chef Virel), le commandant du 24e BCA, le commandant Moillard, est déjà intervenu auprès de l'Amirauté en faveur de l'appareillage. Quant au colonel Humbert, commandant la demi-brigade de chasseurs alpins, il a refusé de prêter le serment demandé par les amiraux, ce qui a conduit à son éviction le 15 novembre 31 A. de DAINVILLE, L'O.R.A., la Résistance de l'armée - guerre de 1939-1945, Paris, 1975, p. 85 et 89 ; H. Noguères, Le suicide..., op. cit., p. 47. Le groupe de Virel appartenait à ce qui va devenir F2 (et non F1 comme indiqué par de Dainville). D'après J. Stroweiss, il y a adhéré à ce moment-là. La demande aurait été faite avec l'accord de Londres, dès le 11 novembre. Quant à Humbert, oncle d'Agnès Humbert du réseau du Musée de l'Homme, Vercors l'avait déjà rencontré à Paris, écœuré, alors qu'il était membre de la commission d'armistice de Wiesbaden et qu'il avait demandé à être relevé de ses fonctions. Il le revoit en juillet 1943, giraudiste, voulant travailler avec toute la Résistance, très imprudent, peu avant son arrestation (VERCORS, La Bataille du silence, souvenirs de Minuit, Paris, 1967, p. 190 et 318-319).. Il est remplacé par le général Hanoteaux qui commande les soldats de Bourg-en-Bresse, arrivés ce jour-là. Ces derniers sont persuadés d'embarquer pour l'Afrique du Nord. Ils auraient inscrit sur quelques wagons : “ Vive Roosevelt ! Vivent les Américains ! ” 32 De DAINVILLE, op. cit., p.89, citant P. VARILLON. La police varoise ne relève pas ce fait.. Mais les Allemands qui ne sont pas dupes obtiennent, dès le 18, que ces troupes soient renvoyées. Elles repartent le lendemain. La population, troublée, s'attend à l'occupation de Toulon 33 ADV, 1 W 63, Rens. gén., 19 novembre 1942 (par contre, la Police d'État affirme l'inverse..., 1 W 17, rapport journalier du 19). À Hyères, on s'attend aussi au remplacement (sic) des troupes françaises par les Allemands (1 W 12, 19 novembre)..
Que le commandement maritime soit resté ferme sur ses positions relève de l'aveuglement idéologique. On peut mesurer par là combien il se confond et s'identifie au régime lui-même. Depuis le 11, son souci affiché est l'application loyale des accords passés avec les Allemands et d'affirmer ainsi sa fidélité à Vichy. Appuyé sur les consignes de fermeté qui en émanent 34 ADV, 1 W 63, télégramme du 15 novembre 1942 avec instructions pour le contrôle de toutes les personnes susceptibles d'entraver l'action gouvernementale. Le pouvoir d'internement lui est délégué et il dit sans ambages : “ Agissez d'abord. Rendez compte ensuite ”., il entend prévenir le scénario redouté d'une attaque navale, couplée avec une action de la Résistance intérieure. On ne sait quelle a été la répression menée à l'encontre des marins qui se sont “ agités ” le 15 et les jours précédents. D'après l'amiral de Laborde, il y a eu un peu plus de résiliations d'office de matelots “ indésirables ” après le 12. L'amiral Marquis s'occupe, lui, des “ indésirables ” civils à partir du 14. Le “ marquisat ”, comme on l'appelle, renforce l'ordre moral dans le camp retranché. Hanté par le “ désordre ” tel qu'on l'entend dans sa famille de pensée, il fait expulser une dizaine de personnes les plus diverses dont les noms sont publiés dans le journal. Au milieu de prostitués et de souteneurs, on trouve là un officier de marine au verbe un peu haut, un ancien sous-officier de l'armée de l'air soupçonné de faire du recrutement pour la Résistance, le fils du député Zunino et son ami, Raybaud, résistants de La Garde (Libération). L'amalgame est significatif. L'entrée de Toulon est interdite à tous les non-résidents (même aux représentants de commerce). Après les incidents du 15, les débits de boissons sont surveillés et éventuellement sanctionnés. La police a l'ordre de contrôler les “ oisifs ” et principalement les joueurs de boules dont la présence scandalisera toujours les potentats locaux 35 Sur ces mesures, J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit., documents 55 et 56, presse locale, 1 W 63, Rens. gén., 16 novembre, cabinet 591 et 884 1.. Les opérations de police dont la presse se fait l'écho se multiplient, nuit et jour.
Au moment où les Allemands font éloigner les renforts acheminés dans le camp retranché, l'amiral Marquis ordonne à la police de prendre des mesures très énergiques contre la propagande antinationale 36 ADV, 3 Z 4 7, ordre du préfet maritime, 18 novembre 1942. Il demande aussi de suivre très attentivement les fluctuations de l'opinion.. À partir du 23 - le jour de la visite du nouveau secrétaire d'État à la Marine, l'amiral Abrial - il a tous les pouvoirs civils. Il est épaulé par le SOL qui a appelé, le 17, “ à combattre tous les fauteurs de désordre, les gaullistes prêts à vendre l'Empire et les juifs affameurs ” 37 Le Petit Var, 27 novembre 1942, document 56, J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit.. Il réquisitionne 45 de ses membres, le 23 au soir, pour remplacer les GMR et débarrasser la police des besognes statiques (comme la garde des bâtiments, de l'arsenal en particulier). Ils ont l'ordre de tirer sur ce qui paraît suspect 38 ADV, Cour de Justice de Draguignan, dossier Cl., déposition.. Jusqu'au bout, le seul ennemi “ terrestre ” officiellement envisagé est celui “ de l'intérieur ”.
En fait, les marins ne sont pas, ou du moins pas tous, dupes. Bien que cela n'apparaisse guère (malgré la démission significative de l'amiral Auphan à Vichy), la Marine est divisée. Le franchissement de la ligne de démarcation a provoqué
“ une véritable crise dans les milieux maritimes où il fut à un certain moment question de saborder les navires plutôt que de les livrer aux Allemands. ”
À la veille du coup de force allemand,
“ malgré le communiqué du 19 novembre de l'amiral Marquis comme quoi la défense du camp retranché resterait confiée uniquement aux marins français, l'éventualité d'une occupation allemande est toujours envisagée surtout depuis le brusque départ des troupes françaises qui avaient été concentrées. ” 39 ADV, 1 W 21, Rens. gén., rapport mensuel, 25 novembre 1942.
Mais les chefs de la Marine sont prisonniers des choix politiques faits par un régime qui est aussi le leur. Il faut faire comme si les Allemands allaient respecter l'accord conclu. Il faut donner des gages en faisant étalage de son application zélée.
La volonté de riposter à une éventuelle attaque anglo-saxonne ne fait aucun doute. On sait l'excitation qui saisit les amiraux lorsque leur parvient l'annonce d'une présence maritime alliée. L'amiral Marquis, avisé de la menace par les Italiens et par le patrouilleur La Havraise, est allé jusqu'à demander aux Allemands que leur colonne du Beausset vienne renforcer la défense de la côte vers Sanary 40 SHM, TT T 13 51, rapport du contre-amiral Rouyer du 20 décembre 1942 sur les événements qui se sont déroulés à Toulon dans la nuit du 26 au 27 novembre 1942 et ont amené le sabordage de la flotte ; H. NOGUÈRES, Le suicide..., op. cit., p. 47-48 ; Institut Hoover, La vie en France sous l'Occupation, Paris, 1957, t. 2, rapport officiel de l'amiral de Laborde et ses communiqués du 12 au 14 novembre, p. 843 et suivantes. La flotte a allumé ses feux dans la nuit du 12 au 13 pour courir sus aux Anglais et des bâtiments ont grenadé à plusieurs reprises d'éventuels sous-marins alliés.. En apprenant que les Italiens désirent pouvoir placer leurs troupes jusqu'au Rhône, il fait savoir son désaccord et précise :
“ Je souhaite très vivement voir les forces allemandes continuer à assurer la défense du littoral sur ma droite, conformément aux dispositions actuellement en place. ” 41 SHM, TT T 1351, compte rendu de l'entretien des amiraux français et de la commission allemande du 16 novembre 1942.
On ordonne, le 17, de remettre en état les batteries côtières 42 SHM, TT T 13 50, note express de l'amiral Robin.. Si l'on se décide à mettre fin au service d'alerte le 21, les nouvelles instructions pour la défense du camp retranché, adoptées le lendemain, prévoient de s'opposer à un “ débarquement ennemi ”, de protéger les batteries et de surveiller le camp pour neutraliser la Résistance (d'où l'emploi du SOL) 43 J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit., document 54, extrait de l'idée de manœuvre.. Elles ne font que confirmer celles qui étaient en vigueur jusque-là. Si la consigne de sabordage est maintenue et rappelée (par l'amiral Abrial, le 23) 44 SHM, TT T 13 50, ordre de l'amiral Guérin, 24 novembre 1942., rien n'indique qu'elle vise une tentative de mainmise allemande plutôt qu'une opération alliée. Les réactions indignées de l'amiral de Laborde aux critiques mussoliniennes faites après le sabordage sont une autre preuve de la bonne foi “ collaboratrice ” de l'état-major 45 J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit., document 60, lettre de l'amiral du 5 décembre 1942.. Le 28 janvier 1943, l'amiral Marshall, commandant des frontières maritimes de l'Ouest, assurera à ses interlocuteurs toulonnais que la Marine allemande n'a jamais douté du loyalisme de son homologue française, pas plus qu'elle n'a accusé l'amiral de Laborde d'avoir manqué à sa parole d'honneur 46 SHM, TT T 13 53, entrevue avec l'amiral Danbé, nouveau préfet maritime..
À la veille du sabordage, le 2e Bureau Marine n'a aucune idée des intentions allemandes. Le chef de son antenne toulonnaise, le capitaine Nomura et celui de la Sûreté navale, le capitaine Blouet, ont été avisés de mouvements de troupes. Ces renseignements ne sont pas pris au sérieux 47 M. ARRECKX, Toulon, ma passion, Toulon, 1985, p. 42-43 : Nomura a été avisé par le lieutenant de vaisseau Gardiès, membre de la section d'études économiques de la Marine marchande, de l'arrivée à Marseille de gros détachements de la Kriegsmarine ; AN, 72 AJ 63, tém. Jonglez de Ligne, 26 octobre 1946 (H. Michel). Celui-ci, chef régional du 2e Bureau Marine, a rencontré Blouet et Nomura la veille. L'intervention allemande aurait été une surprise totale.. L'opération Lila, le nom de code de l'occupation du camp retranché, est pourtant précédée de mouvements annonciateurs. Dès le début, les Allemands ont pris possession de la base aéronavale de Fréjus, bien que située en zone italienne. La veille de l'attaque, un train de troupes est arrivé à Hyères avec son matériel pour occuper celle de Palyvestre... le lendemain, en liaison avec l'opération de Toulon 48 ADV, 1 W 12, Pol. Hyères, rapport journalier, 26 novembre. L'amiral AUPHAN et J. MORDAL donnent la date du 24 dans La Marine française pendant la 2e Guerre mondiale, Paris, 1958, p. 316.. Il est généralement admis que les Italiens ignorent les intentions allemandes. Cependant leurs carabiniers occupent le service télégraphique de la préfecture de Draguignan, le 26 au soir, à 19 heures 30 49 ADV, 1 W 63, rapport du receveur au préfet. On sait que le préfet maritime avait été invité à dîner le 26 au soir par le consul italien.. Le lendemain, à midi, leurs troupes encerclent les casernes hyèroises des chasseurs alpins. Les jours précédents, le commissaire de police s'était étonné de leur maintien sur place après l'évacuation des renforts français 50 ADV, 1 W 63, 19 novembre. La plupart se sont retirées le 23, la plupart, mais pas toutes..