Nous ne suivrons pas Robert Paxton lorsqu'il situe le point d'intersection de la popularité, descendante, du Maréchal et de celle, ascendante, du général de Gaulle en novembre 1942 pas plus que nous ne sommes d'accord avec lui quand il affirme que “ le gaullisme soulève donc encore moins d'enthousiasme en 1941 et 1942 qu'en 1940 ” 1 R. PAXTON, op. cit., p. 230 et, pour la proposition précédente, p. 225.. D'abord parce que l'action des deux hommes n'apparaît pas encore complètement contradictoire aux yeux de beaucoup. Mais aussi parce que l'opinion est déjà favorable aux Alliés (et commence même à y inclure les Soviétiques) et à la France Libre. Cette évolution n'a pas attendu l'Occupation. Les positions sont prises assez tôt pour l'essentiel et, finalement, changeront peu par la suite, sinon par rapport au maréchal Pétain. Elle voit dans la Résistance intérieure (que très peu connaissent) un prolongement de leur action. Elle la regarde avec sympathie à condition qu'elle ne perturbe pas le fragile équilibre quotidien. Elle est attentiste, ce qui signifie qu'elle n'est pas prête à s'engager, et non pas qu'il y ait hésitations entre les camps. El-Alamein et Stalingrad laissent percevoir une défaite allemande rapide ce qui rend l'alignement de Vichy encore moins acceptable.
De ce côté, le retour de Laval a dissipé bien des illusions chez ceux qui le soutenaient encore 2 AN, F 1 a 3922, note 2 051 R2 50 du 15 novembre 1942 : un résistant interrogé à Londres, le 31 octobre, affirme qu'il y a sept mois la mentalité était déplorable en zone non occupée, mais que, depuis l'arrivée de Laval et la Relève, “ ces gens se sont transformés du tout au tout et sont devenus des gens presque sensés ”. Au-delà de l'outrance du propos, l'évolution signalée confirme le rôle de révélateur que joue le retour de Laval chez certains partisans du régime.. Le passif du régime s'est accru des insurmontables problèmes du ravitaillement et de la dégradation du niveau de vie, même si, à nos yeux, il ne convient pas de leur accorder plus d'importance qu'ils n'en ont dans la désaffection à son égard. Il est sûr que l'on ne peut même plus créditer l'État Français d'un rôle protecteur, comme on l'avait cru au début. La Relève, désormais imposée, soulève l'indignation avant même d'être entrée dans les faits. S'il est abusif de parler d'un “ soulèvement de la classe ouvrière en zone Sud ” 3 S. COURTOIS, op. cit., p. 289. à partir des événements de la région lyonnaise, il est certain cependant que la résignation et la passivité cèdent la place à une hostilité plus ou moins active dans ce milieu. Le freinage à la production est largement pratiqué, surtout dans les mines de bauxite. On ne va guère au-delà pour l'instant, mais le climat devient favorable à l'action des groupes clandestins.
De ce côté-ci, les cadres sont en place. La propagande, le renseignement, la "solidarité" peuvent se développer et être dépassés. Les voies de l'action de masse et même celles de l'action directe sont ouvertes dans les faits. Le graphique de l'action est encore peu significatif en 1942 4 Voir annexe.. Il ne peut rendre compte du travail souterrain de recrutement, d'organisation, de mise en place de “ services ” spécialisés, de pénétration de l'appareil d'État. La stagnation des premiers mois de 1942 n'est pas seulement le reflet d'une “ intrépidité française ” restée égale à elle-même 5 C. D'ARAGON, op. cit., p. 87 qui constate peu de changements dans le recrutement de la Résistance entre 1940 et 1942.. On peut aussi l'attribuer à cet enracinement de la Résistance organisée. L'essor manifeste qui se traduit avec l'été 1942, à partir d'août, est la réponse à la Relève et à l'inflexion du régime, mais il est aussi le résultat des efforts accomplis précédemment.
Sauf cas très particuliers et sans lendemain 6 Ainsi du sabotage des signaux de la voie ferrée à Pignans à plusieurs reprises, en juin 1942, par un jeune du centre “ Moissons nouvelles ” (association d'éducation professionnelle et familiale des jeunes)., il faut attendre l'automne pour enregistrer les premiers sabotages et attentats réalisés par la Résistance. Disant cela, nous sommes bien conscient de laisser de côté les sabotages de locomotives ou d'outils de travail entrepris et que les archives disponibles n'ont pas enregistrés. Mais rien ne nous permet d'affirmer qu'il y en eût beaucoup et nous ne pourrons pas plus les comptabiliser par la suite.
L'action type (parmi celles qui laissent des traces) reste la propagande. Les distributions sont devenues, sinon plus régulières, du moins plus fournies. Réorganisation du PCF aidant, les tracts identiques sont parfois diffusés à des centaines ou des milliers d'exemplaires dans des localités différentes au même moment. Les communistes surclassent les autres mouvements malgré les épreuves qu'il leur a fallu surmonter. En 1942, on saisit seulement trois numéros de Combat, et un seul pour Libération et Franc-Tireur dans l'ensemble du département. Tout laisse penser que les méthodes de distribution n'ont pas changé, continuant de privilégier une “ clientèle ” connue. On note cependant des évolutions. La voie postale paraît moins utilisée, tandis que Libération (plus que Combat) adopte la méthode de diffusion à l'aveugle dans les rues, utilisée par les communistes. Ceux-ci dominent de loin la production clandestine. De janvier 1942 à l'Occupation, leurs tracts représentent 59 % des tracts recensés (60 sur 102) et leurs journaux 62 % (10 sur 16) 7 Voir tableau en annexe. Cet écart s'accuse aussi pour le nombre des diffusions. Sur les 120 recensées, 75 sont d'origine communiste (62,5 %). Sur les journaux, voir liste en annexe.. L'écart constaté déjà en 1940-41 s'est donc encore accusé.
Ce décalage provient de méthodes différentes qui reflètent la particularité de la culture militante communiste. En revanche, la faiblesse constatée des mouvements non communistes sur ce plan n'est pas seulement due à des méthodes plus discrètes, elle marque aussi une relative passivité d'une base peu militante. Cette passivité tranche d'ailleurs sur la fébrilité des petits groupes de chefs surractifs qui participent à plusieurs organisations ou types d'activité à la fois et qui sont surchargés de responsabilités. Le recrutement prioritaire de cadres, la centralisation des organisations en sont en partie responsables, mais aussi une tradition politique qui favorise peu l'initiative de la base. Face aux militants communistes, vraisemblablement encore moins nombreux, mais acceptant plus ou moins des “ tâches ” militantes par discipline ou dévouement, cette résistance de “ chefs ” aux troupes relativement fournies, mais "attentistes", commence à manquer de dynamisme.
Celui des communistes se manifeste aussi en couvrant davantage de terrain 8 Voir cartes en annexe.. À l'aire toulonnaise et à la région Draguignan-Saint-Raphaël, ils ajoutent tout le littoral des Maures et le secteur de Barjols. La géographie de la clandestinité, cernée grâce aux distributions de tracts, ne s'est pas encore vraiment modifiée. La côte, entièrement couverte désormais, continue de prédominer. Elle est reliée par les voies ferrées secondaires et la vallée du Gapeau aux petits pôles résistants de l'intérieur (Est-Varois, Brignoles, Barjols). Mais les villages qui ne se trouvent pas sur ces axes sont à peine touchés. La Résistance aux contours imprécis de 1941 s'est étoffée dans les zones où elle est née. L'irrigation du Var rural est amorcée à la faveur de la jonction avec les républicanisme “ avancé ”. Résistance tardive ? Passivité ? Le retard des ruraux est plus la rançon de l'isolement et de la culture politique que d'une fidélité au régime 9 Ce retard des ruraux est assez général, par exemple C. d'ARAGON, op. cit., p. 114.. On a vu que le gaullisme et l'anglophilie y sont aussi présents qu'en ville. Lorsque la Résistance organisée aura besoin de l'appui de ces villageois, elle trouvera un terrain favorable et des appuis sûrs. Prenons l'exemple du petit village de Figanières qui deviendra bien plus tard un relais pour le maquis gaulliste, mais où, dès la fin 1941, le maire, futur résistant, est critiqué pour ne pas s'opposer aux tendances gaullistes qui s'y déploient 10 ADV, 02 916, Figanières, Pol. spéciale, 9 décembre 1941. Le maire, Adrien Gagnaire, est un socialiste indépendant. Son conseil municipal est finalement dissous le 23 janvier 1942..
Cette diversification vers le haut et vers le bas a des répercussions sur les formes d'action. La pénétration dans le peuple grâce aux groupes les plus politisés rend possible l'action “ de masse ”. Celle de la bourgeoisie enrichit les possibilités de renseignements. Les liaisons établies avec l'extérieur dans les deux sens (les services anglais et le “ centre ” communiste) permettent d'envisager de passer à l'action “ armée ”, étape décisive au moment où quelques jeunes, se sentant menacés, sont prêts à sauter le pas.
Les impulsions viennent toujours du dehors à travers la plaque tournante de Marseille pour toutes les organisations gaullistes ou communistes ou par les Alpes-Maritimes pour les réseaux les plus importants. Dans les mouvements, voire dans les réseaux, le recrutement des cadres se fait sur place et certains Varois jouent un rôle régional. Par contre, chez les communistes, la direction est assumée par des responsables venus de l'extérieur qui forgent l'homogénéité du Parti clandestin.
À l'automne 1942, la bataille pour la survie du PC est gagnée. Il met au feu les fers qu'il va utiliser par la suite et sort de son isolement politique. Rompant avec le sectarisme, les communistes rencontrent des mouvements nettement plus politiques qu'à l'origine (soit par évolution interne, soit par apports extérieurs). Mais les uns et les autres sous-estiment ou ignorent leurs activités et leur influence réciproques, se méfient et ne sont pas prêts à oublier les désaccords passés. À l'anticommunisme des uns répond l'antisocialisme des autres. Le rapprochement n'est ni facile, ni rapide, ni exempt d'arrière-pensées.
L'évolution de la situation et les pressions externes conduisent à essayer de surmonter timidement les profondes réticences locales. Stalingrad aidant, “ le communisme devient sympathique ” 14 ADV, 1 W 79, Pol. spéc., 1er novembre 1942. tandis que “ les communistes se disent gaullistes ” 15 AN, F 1 a 3922, informations sur les Alpes-Maritimes, Sce 684 d/ BCRA/NM, renseignements fournis par une personne arrivée à Londres (selon lesquels l'attitude des gens a beaucoup changé, surtout depuis octobre 1942).. Les deux principaux pôles de la Résistance peuvent se rencontrer sur le terrain de l'unité d'action. La Relève qui secoue la “ classe ouvrière ” nécessite une riposte commune qu'aucun des deux protagonistes ne peut impulser seul. Même si Abraham se trompe, comme c'est probable, sur la signature d'un tract commun, le contact a enfin eu lieu sur le plan syndical et, moins franchement, sur celui de l'action directe et du renseignement. Les communistes sont sortis de leur ghetto et la force qu'ils représentent ne va pas tarder à les imposer comme partenaires indispensables aux gaullistes.
Il est évidemment impossible d'évaluer le nombre de résistants organisés à la veille de l'Occupation. Cela n'aurait d'ailleurs pas grand sens. La Résistance n'est pas, surtout à ce moment (mais elle ne le sera jamais), une armée enrégimentée. La confusion à la base est trop grande entre les militants actifs et ceux qui n'interviennent que ponctuellement, entre ceux-ci et la population. Elle est entourée de plus sympathie qu'on ne le dit souvent. À preuve les manifestations patriotiques qui réunissent certainement plus de participants que les groupes de résistance d'adhérents. À preuve l'attitude de nombreux fonctionnaires, y compris dans la police 16 P. LIMAGNE, op. cit., le note à plusieurs reprises, par exemple le 12 juillet 1942.. À preuve “ les ralliés de la mi-temps ”, comme l'écrit durement Jean-Pierre Azéma 17 J.-P. AZÉMA, De Munich à la Libération, 1938-1944, Paris, 1979, p. 242..
Par sa nature même, la Résistance ne peut être foule, d'autant moins que le pays n'a pas une tradition d'adhésion partisane. Beaucoup ne voient pas encore la nécessité de prendre des risques. À quoi bon s'engager dans cette aventure alors qu'il n'y a pas d'Allemands ici et que les Américains viendront bientôt délivrer le pays ? Le FN n'est pas le mouvement de masse espéré par les communistes, coiffant les diverses familles de la clandestinité. Les mouvements gaullistes restent très élitaires et présentent sur certains terrains (syndical, propagande, action directe) des faiblesses certaines. Les résistants ne sont qu'une poignée. Déjà investis d'une représentativité qui les dépasse, ils sont prêts à servir d'encadrement aux recrues qui viendront grossir leurs rangs par la suite. Les militants de 1941-1942 sont les chefs de 1943-44.
Sans chercher à remettre en cause à tout prix les schémas habituels, on doit constater que l'Occupation n'introduit pas sur ce plan une mutation brutale. La mise en place des orientations essentielles de la Résistance de 1943-44 est faite dès l'automne 1942. Bien entendu, elle accélère l'évolution et fait entrer dans la lutte clandestine de nouveaux éléments, mais le STO joue un rôle aussi important. Elle introduit d'autant moins de transformations qu'elle est italienne dans un premier temps, ce qui signifie, non pas qu'elle est acceptée, mais qu'elle n'a pas le caractère brutal ou dramatique de l'occupation allemande et que, dans cette mesure, elle est un frein relatif, sinon à la Résistance, du moins à la mise en mouvement des “ masses ”.
Au temps des petits groupes a succédé celui de mouvements plus amples et en voie d'unification. Les “ bricoleurs ” sont devenus des combattants. Les exaltés ont fait place aux responsables futurs de la France nouvelle qui se posent déjà les problèmes de l'après-Libération.