À la radicalisation des partisans de Vichy, répond celle des opposants. Les refus prennent des formes plus diverses et plus spectaculaires. L'apathie apparente de la zone non occupée est révolue. Le temps des rebuffades est aussi celui des retrouvailles avec la tradition politique.
1 - Foyers de refus
Nous avons déjà évoqué l'évolution policière à propos de la répression de l'écoute de la BBC. Or l'ensemble des statistiques prouve l'émoussement de son zèle. À partir de mai 1942, il n'y a plus aucune inculpation pour outrage au chef de l'État et pour propos de nature à influencer l'opinion publique... À partir de septembre 1942, les inculpations pour les divers types ordinaires de “ menées antinationales ” deviennent rarissimes... On admettra qu'il ne s'agit pas là d'un mince changement 2ADV, 1 W 74. Voir bilan en annexe. Il subsiste certes - et hélas - une répression française de la Résistance (en particulier par les services spécialisés et, comme on le verra, par certaines brigades de gendarmerie) ; en revanche, la répression “ ordinaire ” menée par les services de police “ ordinaires ” a pratiquement disparu.
À travers les affaires relevées, on peut noter en plus une extériorisation plus facile des sentiments. Il y a toujours les cris d'ivrogne comme ceux que profère Pierre Brasseur à Bandol en août 1942 et qu'il accompagne de voies de fait sur un légionnaire. Ce qui scandalise dans ce cas et qui est le plus significatif n'en reste pas moins l'impunité dont il bénéficie 3ADV, 1 W 138, dossier Po. et cabinet 883 1 : cette affaire, dénoncée par le président local de la Légion le 19 août, a eu lieu dans un bar le soir du 12 juillet. L'acteur qui avait trop bu de champagne a traité Pétain et Darlan d'"enc..". Il a été verbalisé par la gendarmerie, mais l'affaire sera classée. Mais, parfois, et c'est plus nouveau, le cri est volontaire et sert à exprimer la colère, comme à Hyères où une revendeuse, excédée par un agent de police, lui lance au visage “ Vive de Gaulle, vivent les Anglais ”. L'incident pourrait n'avoir aucune signification s'il n'intervenait pas quelques jours après les plaintes du très vichyste commissaire de la ville qui s'offusque de la liberté de ton des anticollaborationnistes. N'évoquent-ils pas désormais “ sans vergogne ” l'aide anglaise espérée 4 ADV, 1 W 12, rapport journalier, 3 et 9 août 1942. ? Aurait-on pu imaginer quelques mois auparavant qu'un opticien connu de Toulon pousse l'audace jusqu'à raconter en plein repas de mariage des anecdotes hostiles à Hitler, à Darlan, à la Légion et même au Maréchal ? 5 ADV, 3 Z 4 33, Rens. gén., 11 avril 1942.
La jeunesse se distingue toujours par ses manifestations d'indocilité. Ce n'est pas nouveau et ne peut cacher qu'une partie d'entre elle est attirée par les mouvements collaborationnistes. Elle prend pourtant une part grandissante dans cette opposition spontanée, peut-être parce qu'elle échappe encore à l'influence directe de la Résistance organisée. Si l'on signale moins de tentatives d'embarquements clandestins, par contre les cris au cinéma ou à l'extérieur et les graffitis continuent de plus belle. Mettant encore une fois en évidence le phénomène de bande, on relève l'interpellation de cinq garçons de 16 ou 17 ans, auteurs d'inscriptions anglophiles et communistes dans la nuit du 7 juin à Saint-Maximin. Affaire classique, mais elle se passe en pays “ blanc ”, concerne des fils de paysans (sauf un, maréchal-ferrant) et se conclut avec un acquittement général par le tribunal correctionnel de Brignoles 6 ADV, 1 W 74, Rens. gén., 5 novembre 1942, les inscriptions réunissaient la faucille et le marteau, l'hostilité au maire, à Laval, à Pétain - avec injure - et l'hommage à de Gaulle et aux Anglais. Certains jeunes garçons se hasardent à des gestes plus spectaculaires. Ce sont des lycéens de Toulon qui brisent par jet de pierre la vitrine de la permanence de la LVF sur le boulevard de Strasbourg, le 15 avril 1942 et il faudra le hasard d'une rencontre pour connaître les auteurs d'un acte que l'on aurait pu attribuer à une résistance plus organisée. Jean Rambaud, l'un des participants à l'action, a dépeint dans Les miroirs d'Archimède le petit univers des lycéens, agité des passions du moment, divisé, mais dans lequel le rapport de force s'inverse et que commencent à pénétrer les mouvements de résistance 7 ADV, 3 Z 4 33, Rens. gén., 15 avril 1942 qui atteste de l'acte. J. RAMBAUD, Les miroirs d'Archimède, Paris, 1983 et 1985. Tém. recueilli par Martine Guillon.
L'évolution des Compagnons de France n'est pas moins intéressante puisque les foyers de refus décelés en 1941 se sont fortifiés. Leur participation aux manifestations officielles n'a ni plus, ni moins de signification que celle des autres mouvements de jeunesse (les Scouts, par exemple). En fait, sous l'influence probable des nombreux jeunes Alsaciens qu'ils regroupent, l'hostilité à la collaboration est devenu ostensible. À Hyères, ils se sont scindés en deux au début de l'année. Les ultras, fils du maire en tête, sont passés à la JFOM et, depuis, les deux organisations se livrent une guerre sourde. Les Compagnons, volontiers provocateurs vis-à-vis des Italiens (mais ils ne sont pas les seuls), ne le sont pas moins vis-à-vis des Allemands. Ne les voit-on pas brûler un numéro de Signal en public et sous les applaudissements des 150 ou 200 personnes présentes, au cours d'un feu de camp, le 15 octobre 1942 ? 8 ADV, 1 W 12, Pol. Hyères, 16 octobre et 1 W 21, Rens. gén., 17 octobre 1942. Ce feu de camp est organisé par le centre des réfugiés de l'Aygade ; le journal est brûlé au moment où l'appel des provinces arrive à l'Alsace. Sur le conflit JFOM - Compagnons, 1 W 26, interceptions téléphoniques, rapport de février 1942. Sur les moqueries à l'égard des Italiens, SHM, TT T 1350, compte rendu hebdomadaire d'activité, 11 juillet 1942 où l'on signale que les Compagnons ont suscité la colère des officiers italiens de la commission d'armistice pour leur avoir chanté “ Il était un petit navire ” où le mot macaroni revient souvent. Mais les bacheliers toulonnais ont lancé cette même plaisanterie au cours du monôme....
L'état d'esprit frondeur que ces affaires illustrent s'est étendu. Il a pris des proportions telles qu'il s'étale dans certaines localités pratiquement au grand jour en ne suscitant plus guère que le constat désabusé. Les chasseurs alpins du 25e BCA ont défrayé, par deux fois, la chronique hyèroise en traversant la localité au chant de “ Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine ” 9 ADV, 1 W 12, Pol. Hyères, 11 août 1942. Maxime Lindon, parti de Sainte-Maxime le 17 octobre 1942, est parvenu à gagner Lisbonne. De là, il rédige un rapport sur l'état d'esprit qui règne dans la région où il insiste sur le rôle contestataire du milieu qu'il connaît le mieux, celui des réfugiés et des personnalités (Madame Paul Reynaud, son secrétaire, Signoret, et Louis Jacquinot). Mais il précise aussi que l'on ne se cache plus pour écouter la BBC le matin et, plus encore, le soir, à 9 heures 1510 AN, F 1 a 3 922, information parvenue à Londres, au BCRA, le 22 octobre 1942.
Des militaires, des réfugiés, des jeunes, la fronde serait-elle circonscrite aux milieux déjà repérés les mois précédents ? Certainement pas. L'ensemble de la population est, plus ou moins nettement, entré en opposition à l'automne 1942. Plusieurs questions qui se sont posées les mois précédents ont servi de révélateurs et, parfois, d'occasions de manifester ouvertement et collectivement cet état d'esprit.
Dans l'été, les rafles de juifs étrangers ont ému alors que, jusque-là, rien ne paraissait incliner les gens à l'indulgence, en particulier sur le littoral où l'afflux des réfugiés et la propagande du régime avaient stimulé un certain antisémitisme. Précédées, accompagnées et suivies d'opérations de contrôle spectaculaires, ces rafles, commencées le 26 août à la pointe du jour, choquent. Sur ce point, les réactions rapportées par la police sont unanimes : “ on ” n'aime pas les Juifs, mais “ on ” est hostile aux persécutions. On sait déjà, grâce à la rumeur, que les Juifs sont victimes de pratiques scandaleuses (sans pouvoir mesurer leur étendue) : séparation des parents et des enfants, stérilisation, etc. L'arrestation des femmes et des enfants suscite l'hostilité. Le clergé n'hésite pas à faire entendre sa voix localement, bien que l'évêque, Mgr Gaudel, ait donné son satisfecit aux autorités 11 ADBdR, M6 III 38, rapport du préfet, 1er octobre 1942 : l'évêque lui “ a déclaré qu'il estimait n'avoir pas à prendre parti dans la question du rassemblement des Juifs et qu'il considérait que la manière dont les opérations avaient été conduites dans son diocèse était empreinte de toute l'humanité qu'il devait chrétiennement souhaiter ”. Sur les réactions d'une population qui fait preuve de plus de charité chrétienne que l'évêque, ADV, 1 W 14, Pol. Saint-Raphaël, 24 septembre (antipathie pour les Juifs, mais hostilité à l'arrestation des femmes et des enfants), 1 W 21, le commissaire Becker estime que ces arrestations ont stupéfié, qu'elles ont choqué le sentiment national et suscité des critiques, notamment dans les églises (rapport mensuel, 24 septembre) et son collègue des Rens. gén. confirme l'hostilité du clergé et celle de la population aux persécutions bien que les Juifs soient assimilés au marché noir (idem, 25 septembre). Une partie des Juifs concernés par les opérations a pu fuir. Le bilan final dans le Var est relativement maigre et se solde par 39 arrestations au 1er septembre (sur 68 personnes recensées), plus 15 membres du 20e Groupement de travailleurs étrangers du camp des Milles, travaillant à Saint-Cyr et raflés au début du mois d'août 12 ADV, 3 Z 4 7, Rens. gén., 8 août, une trentaine de travailleurs du 20e GTE ont pu fuir ; 7 M 22 2, Pol. d'État, bilan de l'opération au 1er septembre 1942. On compte officiellement 504 Juifs étrangers dans le Var. Les raflés sont regroupés au camp des Milles. Ceci étant, cette action qui alimente la rumeur plusieurs semaines trouble la quiétude de bien des consciences.
Auparavant, et sur un plan plus politique, une autre affaire avait “ dangereusement remué l'opinion ” au dire du préfet en redonnant actualité à un passé proche et que les événements survenus depuis juin 1940 avaient eu tendance à revaloriser 13 ADBdR, M6 III 39, préfet, rapport mensuel, 1er mars 1942. Il s'agit du procès de Riom. Trop bon connaisseur du climat politique local, Lahilonne ne suit pas les informations que le contrôle postal ou la police lui transmettent et d'après lesquelles les réactions seraient hostiles aux accusés. Ses tournées cantonales, ses contacts avec les maires républicains qu'il encourage à résister à la Légion lui permettent d'en juger différemment.
La manifestation est le signe le plus clair du changement intervenu en 1942. Quel qu'en soit le motif, il y a là un acte important de cette résistance informelle sur laquelle s'installe la Résistance organisée. Elle témoigne du passage de l'insubordination individuelle ou en petits groupes à la protestation collective.
L'hiver 1941-1942 est particulièrement rigoureux. La faim que le froid rend encore plus insupportable provoque une flambée de manifestations de ménagères unique dans les annales depuis des décennies. Il y a de l'Ancien Régime (le vrai) tant dans les causes que dans le déroulement de ce mouvement qui fait resurgir en plein XXe siècle les “ troubles de subsistances ” et les “ émotions populaires ”. Le seul département du Var connaît, d'après notre recensement, 42 manifestations entre janvier et mai 20 Voir liste en annexe qui complète celle que D. DELMONTE avait fournie dans son mémoire de maîtrise, Le ravitaillement à Toulon de 1940 à 1944, Nice, 1972, dont le tableau de la p. 48 est erroné.
Le scénario est en général le même partout : un marché vide (des salades et quelques fenouils) sur fond de distributions irrégulières de denrées de substitution, des ménagères désemparées et quelques unes “ enragées ”, des cris, un cortège qui s'en va vers la première autorité venue, le maire, pour réclamer de quoi manger. Le mouvement est assurément spontané. Il a pour base la rumeur colportée par la lettre ou le téléphone avant de l'être par la bouche. Mais la radio joue aussi un rôle. Le maire de Bandol, confirmé par la gendarmerie, attribue la responsabilité de la manifestation du 3 février à la publicité donnée aux événements de Montpellier. On a appris par là que l'Hérault avait obtenu des suppléments de rations 21 ADV, 3 Z 22 20, compte rendu du maire de Bandol, 3 février et 1 W 74, Gend., 21 février 1942. Les manifestations de Montpellier et Sète sont les plus notoires et ont probablement servi parfois de déclencheurs, mais le mouvement a démarré avant. Voir les mentions qu'en fait P. LIMAGNE, op. cit., à partir du 15 janvier 1942 (Montpellier, Sète et Nîmes) et le souci du pouvoir de retenir des informations qu'il sait contagieuses. Voir aussi H. R. KEDWARD, op. cit., p. 220 et suivante, premier historien à avoir donné à ce mouvement la place qu'il mérite. On sait depuis longtemps d'autres régions mieux ravitaillées, “ avantagées ”. À la jalousie régionale, au sentiment de frustration qui l'accompagne, s'ajoutent les rivalités communales entre localités diversement classées par le Ravitaillement général (ce qui peut recouper des rivalités plus anciennes comme entre Bras qui refuse de donner du lait pour Saint-Maximin), car “ les autres ” (soi-disant mieux nantis ou profiteurs) sont parfois les voisins (article Cahiers IHTP). Cette atomisation des situations n'est pas un des traits les moins proches de l'Ancien Régime.
On soupçonne, comme il se doit, la fraude et le marché noir. On accuse le régime et ses représentants d'impéritie. La femme du député communiste Gaou, interné en Algérie, écrit à son mari, le 22 mars, que le ravitaillement est de plus en plus difficile alors que les entrepôts sont bondés 22 ADV, cabinet 883 1, lettre interceptée où elle rend compte de la manifestation de Brignoles. Le préfet met sur le dos des communistes le bruit, répandu à une vitesse extraordinaire, d'une hausse des rations de lait afin d'attiser le mécontentement, ce qui, à notre avis, donne beaucoup plus de puissance qu'elle n'en a à l'organisation clandestine du PCF et montre que les informations fantaisistes ne sont pas l'apanage des manifestantes (ADBdR, M6 III 39, rapport du 1er mars 1942). Lettres et coups de téléphone rapportent des détails inquiétants : une tentative d'incendie de la sous-préfecture à Toulon, des légionnaires tirant sur la foule, la mort de plusieurs femmes, 2 000 émeutiers prenant d'assaut la mairie de Saint-Tropez pour une manifestation qui compte, d'après le journal communiste clandestin local, 300 participantes... 23 ADV, 1 W 26, lettre du 21 février pour Toulon et du 17 février 1942 pour Saint-Tropez. L'effet de contagion est incontestable. L'ampleur, au moins méridionale, du mouvement demanderait une étude systématique et globale, dépassant le cadre départemental, pour mesurer l'étendue, connaître la source (ou les sources) et le cheminement de ce phénomène majeur, trop peu analysé jusqu'à présent 24 J. RABATEL en a montré le déroulement dans une partie des Bouches-du-Rhône, Martigues 1939-1945, Martigues, 1986, p. 148 (étang de Berre, Salon, Aix) au même moment.
Dans le Var, sa géographie est simple. Il concerne des communes où réside une population non agricole assez nombreuse et qui, en général, ne bénéficient pas du classement urbain spécial. Les quelques troubles de l'année précédente ne constituent pas un modèle, même s'ils sont annonciateurs des réactions que risque de provoquer la pénurie. Le mouvement débute à La Garde, le 8 janvier, et s'étend jusqu'en mars aux autres communes suburbaines de Toulon et à celles du littoral (La Seyne, Six-Fours, Bandol, Sanary 25 Sur cette commune, description in J.-M. GUILLON, Le Var...., op. cit., document 44 (rapport du commissaire de police), La Valette, etc.). Il culmine en février. Mais un pôle secondaire de troubles se trouve en même temps dans le bassin minier de Brignoles. Débutant le 16 janvier par une pétition de 70 femmes de mineurs de la ville, relativement calme en février, il se singularise par une nouvelle poussée fin mars, marquée par des manifestations et surtout par une grève qui court du 24 au 29 mars dans les puits du bassin oriental jusqu'au Cannet-des-Maures. Seules deux communes sont décentrées par rapport à ces deux pôles : Draguignan et Saint-Cyr où l'on manifeste le même jour, le 17 janvier. Dans cette dernière commune, le mouvement n'est pas lié à ceux des communes varoises voisines, mais fait suite aux protestations que La Ciotat a connues les 12 novembre et 9 décembre précédents. La queue du mouvement touche l'arrière-pays et la périphérie des zones concernées. Une légère reprise se produit dans l'été (comme dans le département voisin des Bouches-du-Rhône).
Le repérage des acteurs est facile et tous les rapports confirment qu'il s'agit de femmes de milieux populaires, femmes d'ouvriers en particulier, parfois des ouvrières qui abandonnent leurs ateliers pour aller manifester (Solliès-Pont, Le Muy, Cuers). Il y a des minorités désignées comme ferments d'agitation : les mères de famille nombreuse et surtout, comme il se doit, les “ étrangères ”, soit réfugiées de l'Est ou de Menton (Solliès-Pont, Fréjus, Le Muy), soit italiennes (Le Muy, Ollioules) 26 Nous renvoyons pour les sources à notre tableau annexe. Elles sont éparpillées sur presque dix dossiers. Sur les minorités classiquement “ suspectes ”, même remarque faite le 21 janvier 1942 par le maire de Bormes qui affirme que la population supporte la disette sans maugréer, sauf quelques italiennes et quelques réfugiées (ADV, 3 Z 20 2). Réaction ouvrière, de classe, le mouvement touche donc la population qui ne peut guère avoir accès au marché noir, qui ne possède pas de lopin de terre pour compenser les insuffisances du ravitaillement et qui n'a pas de retenue particulière devant la manifestation (à la différence de familles de fonctionnaires par exemple). L'importance de la rumeur, la participation féminine et, parfois, enfantine (Barjols, Ollioules, Toulon), le spontanéisme de réactions qui débouchent parfois sur une violence relative (tentative de pillage à Draguignan, invasion du hall de la mairie de Brignoles, injures aux maires de Bandol et Six-Fours) sont typiques de formes d'action “ archaïques ”. C'est là un autre aspect de cette formidable régression que connaissent les années 40.
Derrière l'argument alimentaire et le coup de colère brutal, la motivation patriotique et politique (nationale et locale) n'est pas absente. En général, les participantes ne sont pas et ne seront pas des “ résistantes ”. Les lieux touchés ne sont pas des pôles de la Résistance organisée. Mais toutes les participantes savent où se trouve la raison principale de la pénurie et rendent responsables, plus ou moins clairement, ceux qui couvrent le pillage de l'occupant. Évidemment, les autorités cherchent des “ meneurs ” et croient les trouver chez les communistes. Nous reviendrons sur cette hypothèse, mais l'on peut déjà affirmer que rien ne permet de leur attribuer la responsabilité de ces manifestations, sauf cas particuliers. L'existence de noyaux d'opposition et de résistance les a certainement favorisées. Mais le mouvement montre surtout que la population n'hésite plus à exprimer sa colère et que le verrou du maréchalisme-bouclier a sauté. Feu de paille ou brasier naissant ? la colère des ventres vides n'est pas un préalable à l'entrée en opposition ou en résistance comme si la faim seule faisait prendre conscience d'une situation intolérable. Elle est déjà l'une des facettes de la Résistance. Le phénomène en lui-même fait bel et bien partie de son histoire. Il en est un des moments importants en permettant de mesurer l'ampleur du mécontentement populaire et de redécouvrir la possibilité de l'action collective 27 H. R. KEDWARD, op. cit., p. 223. L'avant-garde résistante s'en trouve réconfortée et va essayer de profiter des conditions objectives que la situation fournit. Ceci étant, les “ masses ” ne sont pas si “ en avance ” que ça, comme pourrait le décrire une analyse mécaniquement marxiste. Le temps du soulèvement populaire n'est pas encore arrivé et les communistes qui avaient pu le croire sont obligés d'en rabattre sur leurs illusions.
3 - Une classe ouvrière rétive, mais amorpheLa classe ouvrière locale n'est pas à l'avant-garde de la résistance active, organisée (ou non), sauf à considérer la poignée de militants clandestins communistes ou gaullistes comme toute la “ classe ”. Qu'elle ait été “ désemparée pendant longtemps par la trahison de certains chefs syndicalistes, par la neutralisation des autres et par l'attitude du Parti communiste ” 28 J. SOUSTELLE, Envers et contre tout,, t. 1 : De Londres à Alger (1940-1942), Paris, 1947, p. 181. Même remarque in J. GIRARD, op. cit., p. 361 : dans les Alpes-Maritimes, “ la masse prolétarienne n'a pas réagi ”. Nous avons repris cette question pour le colloque Les ouvriers en France pendant la Seconde Guerre mondiale (pré-actes, Paris, 1992, “ Y a-t-il un comportement spécifique ? Les ouvriers varois ”, p. 469-476)., c'est probable. Mais, de plus, tout se passe comme si les énormes problèmes matériels rencontrés absorbaient toute l'énergie populaire (et pas seulement ouvrière).
Le problème de l'emploi ne s'est posé que quelques mois. Dès la mi-41, il y a plutôt pénurie de main-d'œuvre et le Service d'aide aux travailleurs sans emploi s'arrête de fonctionner le 1er mars 1942. L'avenir des chantiers navals de La Seyne inquiète, mais on arrive à les maintenir en activité. Le gros problème est celui des salaires. Avec l'augmentation rapide du coût de la vie, ils sont “ anormalement bas ”, d'après le préfet, sans susciter autre chose que quelques réclamations 29 ADBdR, M6 III 39, préfet, rapport au 1er janvier et ADV, 3 Z 4 7, Pol. d'État, rapport sur les Forges et Chantiers de la Méditerranée, 22 mars 1942. Au contraire, faire des heures supplémentaires, trouver un travail d'appoint, partir à la quête du ravitaillement ou jardiner occupent le reste du temps. Au moment où les chantiers de La Ciotat sont en grève contre le licenciement d'une quarantaine d'ouvriers qui ont refusé le travail supplémentaire imposé, une délégation d'ouvriers de La Seyne propose à sa direction de travailler davantage 30 ADV, 3 Z 4 7, Rens. gén., 14 août 1942 : la délégation affirme que la majorité est prête à travailler 9 à 10 heures selon les ateliers. À La Ciotat, les ouvriers licenciés ont refusé de travailler 12 heures. Aucun conflit, aucun sabotage de la production n'est décelable. Le seul freinage signalé se situe dans les mines de bauxite.
Le ravitaillement polarise l'attention. Il engendre la haine du paysan. Il est significatif que les revendications d'une partie du prolétariat se soient exprimées sur ce terrain et de façon le plus souvent spontanée. Il n'y a plus d'organisations médiatrices. Les syndicats officiels sont déconsidérés depuis 1939 et n'ont pas d'adhérents, mais les organisations clandestines, même communistes, ne s'implantent pas si aisément en milieu ouvrier. Le projet de recruter des volontaires pour la future armée de la Libération se heurte “ à l'apathie presque totale ” des ouvriers de l'arsenal où les communistes sont “ soit impuissants, soit attentistes ”, d'après le militant socialiste Roger Mistral 31 Tém. déjà cité. R. Mistral, ancien responsable des Jeunesses socialistes, milite à Franc-Tireur. Ce témoignage est corroboré par celui du jeune et récent militant communiste Joseph Bessone. Les tentatives de resyndicalisation esquissées par les communistes se heurtent à la passivité générale. C'est par le commentaire prudent des nouvelles captées à la BBC que le contact peut s'opérer avec le voisin d'établi. Joseph Bessone, jeune ouvrier de l'arsenal dont le père a été licencié, entre en relation de cette façon avec l'ancien militant communiste Edmond Mouska, alors que la peur règne dans leur atelier, celui des machines. Échaudés par la répression sévère qui s'est abattue sur ceux que le militantisme avait mis en avant, épurés, se sentant surveillés, beaucoup d'ouvriers continuent de se tenir coi, surtout dans les bastions de Toulon et La Seyne. Désemparée depuis 1939, sous-alimentée (mais elle n'est pas la seule), la classe ouvrière “ s'est recroquevillée sur elle-même ” 32 ADV, 3 Z 4 6, Pol. spéc., 24 novembre 1941. Elle ne participe pas plus aux cérémonies vichystes qu'elle ne suit le mot d'ordre de grève pour le 1er mai 1942. La Charte du Travail la laisse indifférente. La propagande légionnaire n'enregistre aucun succès malgré des efforts faits dans sa direction après la nomination d'une nouvelle direction départementale 33 Le Petit Var publie divers appels aux travailleurs en septembre 1942 dans sa rubrique légionnaire, en particulier, le 17, un appel du chef départemental “ A nos camarades de l'arsenal ” où il rappelle la vocation révolutionnaire de la Légion.
Foyer de résistance passive, le milieu ouvrier est en général hostile au régime considéré comme réactionnaire, voire pro fasciste 34 ADV, 202 974, Inspection de pol. administrative, 25 novembre 1941, rapport sur l'état d'esprit des ouvriers de La Seyne. Plutôt anglophile, il est hostile à la collaboration. Mais ce n'est pas un bloc et, hors des grandes entreprises et des ouvriers spécialisés, il y a tout un prolétariat “ flottant ”, sans formation et sans racine. La “ classe ” ouvrière suscite donc ses propres formes de collaboration comme le volontariat du travail pour l'Allemagne.
À partir de juin 1942, le Var en fournit un contingent assez élevé par rapport à d'autres départements. Le phénomène semble d'ailleurs spécifique du littoral provençal 35 Dans les Alpes-Maritimes, J.-L. PANICACCI a dénombré 7 714 volontaires dont 2 666 entre juin et septembre 1942 (mémoire de synthèse de sa thèse de doctorat d'État, Les Alpes-Maritimes de 1939 à 1945, Nice, 1986, p. 30). Nous avons étudié le volontariat varois dans un travail inédit déposé à l'IHTP et dont le résumé a paru dans le Bulletin du Comité d'Histoire de la 2e Guerre Mondiale, n° 238, novembre-décembre 1979, p. 29-36. De juin à décembre 1942, partent près de 1 200 volontaires, soit 43 % du total de 1942 à 1944. Préparé avant le retour de Laval au pouvoir, ce recrutement qui passe par l'Office de placement allemand (OPA) et son homologue français connaît au départ un succès qui surprend la police. À vrai dire, les premiers convois épongent les miséreux, les rares chômeurs, les Russes “ blancs ”, des réfugiés, toute une population attirée par les avantages matériels ainsi que les “ politiques ” qui croient à la Relève. Mais les gros chantiers de maçonnerie sont touchés. Celui de la caserne de gendarmerie de Toulon perd 39 ouvriers sur 200, car ils se font licencier pour partir en Allemagne 36 ADV, 3 Z 4 22, Rens. gén., 29 juin. Durant tout le mois de juillet, ils signalent le chantage au départ auquel se livrent des ouvriers. Les départs sont hebdomadaires. L'OPA est installé d'abord à Toulon, puis ouvre des bureaux à Hyères, Draguignan et Saint-Raphaël et tient des permanences durant quelques mois dans quelques autres communes (Brignoles, La Seyne, etc.).
Mais, dès la fin juillet, la décrue s'amorce. Elle s'accentue à partir de septembre, en liaison avec les péripéties du conflit. La propagande a atteint alors ses limites, de même que les pressions exercées sur certains immigrés (espagnols en particulier). Du coup, le commissaire de police d'Hyères qui estime à un sixième le nombre de convaincus en vient à préconiser “ une certaine contrainte ” 37 ADV, 1 W 13, 24 septembre. Un peu plus tard, il préconisera “ la chasse aux inutiles ”, insuffisante à ses yeux, pour compenser le départ des Espagnols du 104e GTE (25 janvier 1943). Son collègue de Saint-Tropez, plus lucide, signale l'impact des événements extérieurs sur le recrutement (1 W 15, 25 novembre 1942). Sur ces départs, voir chiffres en annexe.
Ces volontaires de 1942 comprennent une majorité de Français, non natifs du Var, plus des minorités notables d'étrangers (10 à 15 %) et d'Algériens. Ils habitent la ville (Toulon, La Seyne, Hyères) à plus de 70 % et sont relativement âgés (plus de 30 ans). Ils sont ou se prétendent ouvriers spécialistes (bâtiment et métallurgie) les premières semaines, puis cette catégorie cède la première place aux manœuvres et apprentis. Les professions déclarées ne sont pas forcément les professions exercées. Ne voit-on pas, en juillet, un lieutenant en retraite se muer en dessinateur pour pouvoir partir ? Mais, dans l'ensemble, les classes moyennes et supérieures sont absentes et la tendance générale est plutôt, à l'inverse, de se surqualifier. On se dote d'une spécialisation que l'on ne possède pas et le nombre réduit de petits employés de service remarqué au début est sans doute dû à leur transformation momentanée en ouvriers.
Ce recrutement est incontestablement populaire et touche une partie du prolétariat urbain, sans racines géographiques ou professionnelles très fortes, une sorte de sous-prolétariat. Les métallurgistes des grandes entreprises sont hostiles au volontariat. Ce n'est le même milieu. Là, les quelques volontaires sont pris à partie. Ainsi dans l'arsenal où le directeur de l'OPA se plaint du peu de succès rencontré 38 ADV, 3 Z 14 22, plaintes des 30 et 31 juillet 1942. Les conférences de propagande organisées dans les Forges et Chantiers de la Méditerranée, le 8 octobre, se heurtent au même refus. Il est ostensible dans l'atelier où les jeunes sont les plus nombreux puisque 40 ou 45 d'entre eux (âgés de 15 à 25 ans) sortent pour ne pas y assister. Il n'y a évidemment aucune inscription, pas même une seule question posée 39 ADV, 3 Z 4 22, Rens. gén., 14 octobre 1942. Cette jeunesse-là qui se sent alors menacée par la loi du 4 septembre manifeste clairement son refus. Le contrôle que la commission mixte (franco-allemande) tente d'effectuer à l'usine de torpilles de Saint-Tropez, fin septembre, provoque une débandade massive. Certains métallurgistes n'hésitent pas à dire qu'ils préfèrent la prison au départ lorsque la rumeur fait savoir que des listes sont en préparation. D'autres préfèrent ne pas attendre, partent ou s'engagent dans l'armée 40 ADV, 1 W 21, Rens. gén., rapport mensuel, 25 septembre et 24 octobre. Sur Saint-Tropez, 1 W 15, Pol. locale, 13 octobre 1942.
Bien qu'aucun départ au titre de cette Relève obligatoire ne soit en vue - ils ne commenceront que fin décembre - le rejet n'en est pas moins catégorique. Les sentiments s'extériorisent sans retenue particulière, car il est vrai que “ la véritable déportation était celle-là ” 41 M. MARRUS et R. PAXTON, Vichy et les Juifs, Paris, 1980, p. 257. Sous l'aiguillon de cette menace, encouragé par l'évolution de la guerre, le milieu ouvrier est en train de quitter la résistance passive. Avant-garde résistante, certainement pas. Il n'a pas une vocation “ naturelle ” à la résistance. Il n'est pas homogène et produit ses propres formes de collaboration. Il participe à la même évolution que d'autres catégories sociales, fonctionnaires, classes moyennes, voire, à sa façon, paysannerie.
Malgré l'appel de la France Libre et les tracts du Mouvement ouvrier français (MOF) et du Front national, le 1er mai 1942 n'est marqué par aucune manifestation de la Résistance dans le Var. Il n'y a rien à Toulon, contrairement à ce qui se passe dans nombre de villes de la zone non occupée, Marseille en particulier, et contrairement aussi à ce qu'imprimera Libération 42 Il signale Toulon parmi les villes “ manifestantes ”. Il y aurait eu 100 000 manifestants à Marseille (H. NOGUÈRES, op. cit., t. 2, p. 425) et Jean Moulin voit dans ce succès du 1er mai “ la première manifestation concertée au sein de la Résistance ” (Colonel PASSY, op. cit., t. 2, p. 75). Cet échec illustre la faiblesse des organisations ouvrières clandestines locales.
Par contre, le Var rouge et résistant se réveille significativement pour le 14 juillet 43 Voir l'historique des 14 juillet entre 1940 et 1944 dans notre contribution à Var, Terre des Républiques, op. cit., description du 14 juillet 1942, p. 240-241. Le Var républicain (et la Provence jacobine en général) défie le pouvoir ce jour-là de façon spectaculaire, mais la date marque aussi la “ républicanisation ” de la Résistance. Les manifestants du 14 ne sont pas ceux ou celles des manifestations alimentaires des mois précédents. Peut-être ont-elles servi d'exemples, mais il n'y a aucune liaison directe entre les unes et les autres. Manifestent le 14 les opposants politiques, représentatifs de couches différentes, les socialistes, francs-maçons et républicains du “ Var rouge ” traditionnel qui animent les organisations de résistance locales. Ils répliquent dans la rue aux mesures d'exclusion qui les ont frappés depuis 1940, étalant ainsi les tensions municipales restées larvées jusqu'ici.
Plusieurs membres de l'ancien conseil municipal accompagnent Baron, ainsi que de précoces résistants comme le garagiste Remay, lui aussi membre de Libération. À Ollioules, le cortège est organisé par l'ancien maire Trotobas et son homme lige, Piatti, cafetier comme lui. Un concours de boules sert de couverture et fournit l'affluence - environ 100 personnes - pour assister au dépôt d'une gerbe rouge avec ruban tricolore et à la minute de silence. À son successeur qui a osé faire enlever les fleurs le soi-même, Trotobas n'hésite pas à écrire son indignation 45 ADV, 6 M 18 8, Gend., 15 juillet 1942. Lettre publiée dans Var, Terre des Républiques, op. cit., p. 241.
On trouve partout la même volonté d'ostentation : cocardes tricolores (Saint-Mandrier, Ollioules où elles sont distribuées au café), proclamations républicaines par la parole (Saint-Mandrier) ou par l'écrit (Ollioules, graffitis aux Arcs), chant de La Marseillaise partout et même redoublé à Saint-Raphaël (monument aux morts et place de la République).
À Carqueiranne, les jeunes gens paraissent avoir pris les choses en main et donnent ainsi au cortège d'une centaine de personnes une allure particulière. Le porte-drapeau est un ouvrier de l'arsenal de 19 ans et c'est une écolière de 16 ans qui dépose la gerbe. Défilé quasi nocturne (21 heures), il est précédé du clairon (est-ce celui des conscrits ?) et accompagné de tracts contre la Relève 46 ADV, 6 M 18 8, Gend. 16 juillet et Rens. gén. 11 août 1942.
Or 1 500 personnes sont rassemblées à 18 heures 45, une foule silencieuse avec quelques femmes et quelques enfants, qui tourne durant une demi-heure autour de la place. La police, embarrassée, interpelle 85 porteurs de cocarde (dont 18 femmes). Parmi eux - ce n'est pas une surprise -, de “ vieux ” militants républicains et résistants : Charles Sandro (Libération) qui a distribué des cocardes, Maurice Oukrat (Franc-Tireur), le colonel Bienfait (Libération), futur président du Comité local de Libération de Toulon, Emile Amigas (Combat), Auguste Brun (réseau Interallié), et de futurs maquisards (le pharmacien Raybaud de La Garde, socialiste, fils d'instituteur franc-maçon et militant de Libération), Jean Challansonnet (futur responsable FUJ). Louis Matteucci, militant socialiste et franc-maçon, est pris à partie par quatre membres de l'UPJF qui se voient rapidement entourés par une foule hostile et doivent quitter les lieux. La manifestation se disperse à 19 heures 30, tandis que des jeunes de la JFOM ou du PPF essayent d'intercepter des participants dans les rues voisines de la place.
À la manifestation elle-même, il convient d'ajouter que, ce jour-là, 58 personnes ont osé pavoiser leur maison ou leur commerce dans le centre de la ville 48 ADV, 6 M 18 8, Rens. gén. et Pol. d'État, 15 juillet 1942. On relève six bars, trois restaurants et sept autres commerces dont plusieurs propriétés de Juifs (Vêtements Thierry, Toulonna, Le Petit Bazar).
Au total, six manifestations rassemblant plus de 2 000 personnes sont recensées ce 14 juillet 49 1 500 à Toulon, 200 à Saint-Mandrier, 100 à 200 à Ollioules, une centaine à Carqueiranne, 30 à 50 aux Arcs, une vingtaine à Saint-Raphaël. Il y en a d'autres dans les petits villages républicains où l'on a fait “ comme avant ”. Ce n'est pas négligeable et c'est assurément un signe avant-coureur. Mais ça montre aussi les limites de la Résistance organisée de l'époque. Les communistes sont restés en dehors de l'affaire, prudence oblige, et bien que le Front national ait appelé à y participer. La Seyne, Barjols ou Saint-Tropez n'ont pas bougé. Les temps ne sont pas encore favorables à une apparition au grand jour. Mais Hyères, Fréjus, Draguignan, pourtant “ vieux ” fiefs gaullistes, ne se sont pas fait remarquer davantage.
Les autorités et les vichystes n'en sont pas moins étonnés. À Ollioules, la Légion note “ un gros effet de surprise pour la population et particulièrement auprès des partisans de la Rénovation Nationale ” 50 ADV, 6 M 18 8, lettre du président départemental au préfet, 22 juillet 1942. Les 1 500 manifestants toulonnais peuvent être comparés aux 1 600 ou 1 800 participants à la commémoration légionnaire du 30 août suivant. Le rapport de force se modifie jusque dans la rue. Illustration ouverte de la jonction de l'opposition politique et des mouvements clandestins, le 14 juillet 1942 dans le Var est de ce point de vue aussi “ une des grandes dates de l'histoire de la Résistance ” 51 H. NOGUÈRES, op. cit., t. 2, p. 491. On sait que des manifestations importantes ont lieu dans le Vaucluse et surtout à Marseille où elle se solde tragiquement par la mort de deux manifestantes tuées par le PPF (description de cette manifestation dans H. MICHEL, op. cit., p. 132-138).
Les tenants du régime, affaiblis par leurs divisions, passent l'été dans l'angoisse de nouvelles manifestations. Ils sont soulagés le 1er août en voyant que l'appel de Londres pour commémorer la mort de Jaurès n'a pas été suivi 52 ADV, 1 W 9, Pol. Draguignan, 1er août et 3 Z 4 30, Rens. gén. Toulon, même date. La grande rafle organisée ce jour-là avec les GMR d'Ollioules (3 000 interpellations) a pu décourager. La Légion craint des incidents violents pour le 10 août (pourquoi ? intoxication ?) et va jusqu'à mobiliser le SOL à partir du 9. Alors que les manifestations de ménagères reprennent, que l'on est en pleine traque des Juifs et que des bruits persistants de débarquement anglo-saxon circulent, l'anniversaire de Valmy apparaît comme une nouvelle date critique. On ordonne donc quelques arrestations préventives le 20 septembre au matin (cinq à La Seyne-Saint-Mandrier, six à Toulon) parmi les manifestants repérés le 14 juillet, sans se douter que le mot d'ordre vient cette fois des communistes. La portée symbolique du 20 septembre n'est pas celle du 14 juillet. Le travail “ de masse ” communiste est à peine entamé. Autrement dit, il n'y a aucun rassemblement à cette date car “ la masse ignore Valmy ” 53 ADV, rapports concordants en 1 W 21, 6 M 18 7 et 3 Z 4 7.
Par contre, les approches du 11 novembre sont marquées par une préparation intensive des manifestations résistantes. Galvanisée par Stalingrad et par la Relève forcée, la Résistance a franchi une nouvelle étape. Les diffusions de tracts et papillons sont presque quotidiennes. Tous les groupes sont mobilisés et les communistes ont intégré mieux qu'en juillet l'ensemble clandestin. Ils incitent particulièrement les ménagères à manifester par le biais d'une signature nouvelle, celle du Comité des Femmes de France, afin d'aboutir à un mouvement national qui doit culminer avec une marche des femmes sur Vichy, le 11 novembre 54 Premiers tracts appelant à manifester le 11 à la mi-octobre à Toulon et La Seyne par le PCI (signalés le 17 ; tracts identiques dans les Alpes-Maritimes le 24), le 31 à Hyères, le 1er novembre à Toulon et aux Arcs, les 6 et 7 à Sainte-Maxime, Draguignan, Barjols, Toulon par l'Union des Comités populaires des Femmes de France, le Comité des Femmes de France et le PCF. C'est l'un des aspects de la ligne “ gauchiste ” suivie alors, mais la force de cette Résistance n'est pas telle qu'elle puisse organiser des manifestations à la commande. Cette initiative ne rencontre pas plus de succès que les appels à la grève diffusés en octobre. Elle s'ajoute cependant aux mots d'ordre que lance Londres et qui inquiètent le gouvernement, dès le début du mois de novembre 55 ADV, 6 M 18 8 et 3 Z 4 33, télégrammes des 2 et 3 novembre 1942. Les Toulonnais doivent se rassembler à partir de midi, toujours place de la Liberté, et cette menace éclipse les cérémonies funéraires recommandées par Vichy. On mesure par là le changement intervenu en un an. Les manifestations officielles, bien que discrètes, occupaient alors tout le terrain.
Mais, le 11 novembre 1942, l'annonce de l'occupation de la zone “ libre ” gèle le mouvement, surtout à Toulon où elle s'ajoute aux rafles des jours précédents, le 7 notamment, et à la présence d'un gros service d'ordre. L'attention de chacun se porte sur les bâtiments qui restent immobiles dans la rade 56 ADV, 3 Z 4 33, Pol. d'État, 7 novembre 1942 : la population aurait peur et désapprouverait la manifestation, jugement qui laisse sceptique. La manifestation décrite par J. CAZALBOU op. cit., p. 136-137, est imaginaire puisqu'il n'y a absolument rien eu à Toulon ce 11 novembre-là. Cependant, la Résistance s'exprime à Brignoles et à Hyères par des dépôts de gerbes en forme de croix de Lorraine et par des manifestations à La Garde (une vingtaine de personnes), Sanary (une cinquantaine) et surtout à Saint-Raphaël et Draguignan. C'est une sorte de complément au 14 juillet, là où on avait peu ou pas manifesté, toujours organisé par le même type de républicains résistants avec une participation juvénile importante. À Saint-Raphaël où l'on compte 500 manifestants, le président de la Légion dénonce Eugène Martin pour avoir déposé la gerbe. Il s'agit d'un militant de Combat de 29 ans, déjà engagé à temps plein dans la lutte clandestine avec l'aide de ses parents 57 ADV, 6 M 18 8, déposition du 11 novembre 1942. E . Martin a répondu au dénonciateur : “ Je suis plus français que le Maréchal ”. On mesurera aussi le fossé qui sépare 1940-41 et 1942 dans les attitudes en notant que le préfet recommande seulement de l'admonester. Martin et ses jeunes amis E. Jouvet et G. Osée avaient été chargés d'organiser cette manifestation par A. Textoris (Var Matin, 1er février 1983). À Draguignan, le succès est encore plus éclatant. Plusieurs centaines de personnes se pressent à midi au monument aux morts où l'ancien député maire Joseph Collomp dépose une gerbe, suivi par une délégation de collégiens et collégiennes. Le soir, vers 22 heures 30, une autre manifestation avec cris et chants parcourt les rues de la préfecture 58 La manifestation du matin a été organisée par Textoris et l'équipe (socialiste) de Combat dont E. Soldani, J. Cassou, L. Gilly, le colonel Fourrier. Les filles de ce dernier ont participé au dépôt de gerbe (Var Matin, 1er février 1983). Le jeune collégien Albert Léocard (17 ans) a collecté l'argent pour l'achat d'une gerbe. J. Cazelles évalue la participation populaire à la moitié de la population dracénoise. La manifestation du soir est le fait des jeunes.
Comme les manifestations de juillet, celles-ci comportent à la fois l'élément politique (qui se confond avec la Résistance organisée) et l'élément juvénile. Elles permettent aussi à la jeunesse hostile au régime d'exprimer sa révolte et d'intégrer à sa culture politique des références qui lui étaient probablement indifférentes ou étrangères avant-guerre. Les conditions de l'époque lui font découvrir ou redécouvrir la portée symbolique et les chemins des manifestations patriotiques.