Il peut sembler paradoxal d'établir une césure chronologique à un moment qui n'est pas l'un des tournants de la guerre, ni du régime, ni de l'histoire générale de la Résistance. De ces points de vue-là, l'été est plus significatif. Mais, depuis la défaite, le pays est divisé, fragmenté. Chaque région vit à son rythme qui n'est ni celui de la planète, ni celui de la nation ou de l'État. Cette chronologie est régionale. Elle marque une période de mutation pour la Résistance organisée. Tous les mouvements sont confrontés à la répression. Ils développent leur influence, se structurent, profitent de l'opposition devenue générale. Ils se diversifient. La conjugaison du verbe "résister" se fera au pluriel.
Ces fluctuations, ces doutes traduisent une évolution, sinon de l'opinion en général, du moins des milieux que la police juge significatifs (et d'abord du milieu policier lui-même). Ils commencent à percevoir le conflit sous un jour différent et, par conséquent, à prendre du recul vis-à-vis de la politique suivie à Vichy. Même les milieux favorables au régime sont donc atteints. La désaffection générale est en marche.
Pour l'opinion dans son ensemble, après les illusions de défaite allemande suscitées par le déclenchement de la guerre en URSS, l'avance de la Wehrmacht est une déception. Mais la résistance soviétique devant Moscou, inattendue, ranime aussitôt l'espoir. Il suffit d'un succès allemand pour le faire retomber aussi vite 8 ADV, 3 Z 4 6, Pol. spéc., 24 novembre 1941.. À la fin de l'année, la défaite soviétique paraît inévitable. On s'en console en se persuadant que l'Allemagne sortira de là si épuisée qu'elle ne pourra gagner ailleurs.
Ailleurs ? Le Royaume-Uni bien sûr, mais les yeux se tournent plus encore vers les États-Unis dont l'entrée en guerre a peu surpris. Le sentiment de l'imminence des hostilités avec le Japon affleure depuis juin. L'élargissement du conflit remet un peu plus en cause la vision que l'on s'en fait depuis un an. La guerre sera longue. Son issue est renvoyée aux calendes et Vichy ne fait plus écran. La France ne pourra pas s'en tenir à l'écart 9 ADV, 1 W 5, Pol. d'État, 26 juin 1941 sur les relations États-Unis-Japon, et, sur la situation de la France, 1 W 33, Les Arcs, sondage d'agglomération du 7 avril 1942, ADBdR, M6 III 39, préfet, rapports mensuels des 1er février et 1er mars 1942.. La lassitude et le pessimisme prédominent durant ce rude hiver 1941-42. L'amertume nationale se nourrit des défaites des uns et des autres, Allemands ou Anglais. Les éclaircies qui ravivent l'illusion d'une paix proche sont de courte durée 10 ADV, 3 Z 4 7, Pol. d'État, 25 janvier 1942 (sur les illusions de paix) et 1 W 74, Gend., 21 février, ADBdR, rapports mensuels du préfet des 1er février et 1er mars 1942 sur l'amertume dominante.. Cette période est donc celle du retour au réalisme. La France non occupée n'est plus le havre de tranquillité que l'on croyait avoir préservé en juin 1940. Le Salut incarné par le vieux Maréchal s'est mué en une politique dangereuse qui risque d'entraîner le pays dans la participation active à la guerre. L'étape réaliste apparaît comme une étape nécessaire avant le ressaisissement.
Finalement, la ténacité " russe " - comme l'on dit - étonne et commence à faire changer l'image de l'URSS, malgré la crainte (encore faible) d'une victoire possible de ce pays 11 ADV, 3 Z 4 7, Pol. d'État, 25 janvier, Rens. gén., 25 janvier et 24 juillet 1942, 1 W 74, Gend., 21 février 1942, qui précise que les événements remuent surtout la population urbaine, mais que même ceux qui se réjouissent ne souhaitent pas la victoire russe.. Aussi le front russe éclipse-t-il celui d'Afrique du Nord au printemps et durant l'été 1942. Dès le début, la bataille de Stalingrad est considérée comme peut-être décisive et sûrement héroïque 12 ADV, 3 Z 4 7, Pol. d'État, 22 mai, Rens. gén. 24 juillet et 26 septembre 1942 qui évoque déjà la défense héroïque de Stalingrad ce que la police hyéroise confirme en précisant que l'on en parle dans toutes les conversations (1 W 12, rapport journalier du 13 septembre 1942)..
En juillet, on imagine que les Anglais vont débarquer dans la région pour soulager les Soviétiques. Sans doute cette rumeur est-elle alimentée par les nombreux exercices qu'effectue la Marine dans cette perspective 13 ADV, 3 Z 4 7, Rens. gén., 24 juillet 1942. SHM, TT T 1350, compte rendu d'activité de la préfecture maritime, 11 juillet 1942 : nombreux exercices en juin sur le thème d'une attaque par surprise de Toulon de nuit par des commandos débarqués et des parachutistes. Nous reviendrons sur l'attitude la Marine au début de la 2e Partie.. Le raid sur Saint-Nazaire en mars n'est passé inaperçu et celui qui a eu lieu à Dieppe, le 18 août, conforte la crainte d'une attaque semblable sur Toulon. Trois jours après, le préfet maritime par intérim demande à l'amiral de Laborde de réunir des forces supplémentaires pour y parer 14 SHM, TT T 1350, vice-amiral Moreau, préfet maritime par intérim, 21 août 1942.. On est tout aussi inquiet du côté italien. Peut-être pour tester l'attitude de la Marine française, leurs services secrets font savoir qu'un débarquement est prévu sur Toulon vers le 26 août. L'amiral Duplat télégraphie aussitôt pour que l'on s'y prépare. L'entrée en vigueur d'un nouveau plan de défense du camp retranché de Toulon, le 30 août, traduit concrètement la volonté de s'opposer aux Anglo-Saxons. Il prévoit d'ailleurs " la coopération de certains éléments fauteurs de troubles intérieurs " aux opérations de commandos réalisées par des éléments débarqués ou parachutés 15 SHM, TT T 1350 : ce plan annule celui d'octobre 1940. Sur l'annonce italienne, AN, AJ 41 6/2, télégramme de l'amiral Duplat du 24 août à 22 h. 30. Il a été prévenu par le CIA d'une action parallèle sur Toulon et le golfe de Gascogne et rencontre le lendemain le général Maggiolini pour étudier les dispositions prises.. Les " fauteurs de troubles "- les résistants de la région - se préparent eux aussi à une action de ce genre et prennent quelques dispositions 16 P. G. De BÉNOUVILLE, op. cit., p. 178 et tém. René Boudouresque, alors lieutenant à Marseille, envoyé en août sur la côte varoise pour aider à ce débarquement.. Mais les Anglais se font attendre. Leurs échecs déçoivent, surtout celui de Dieppe puisque telle est la perception de cette opération, et leur font perdre du prestige. Leurs appétits coloniaux, supposés avec d'autant plus de force que la propagande joue de cette corde sensible, hérissent, surtout les militaires et les anciens coloniaux nombreux sur le littoral et à Toulon. Les bombardements de la région parisienne, eux aussi montés en épingle par la presse et la radio, effraient depuis plusieurs mois une population qui se sait menacée. La popularité britannique serait au plus bas en septembre-octobre 1942 17 ADBdR, M6 III 38, rapport mensuel du préfet, 1er octobre 1942 et ADV, 1 W 13, Pol. Hyères, 24 septembre (les Anglais sont incapables de gagner une bataille et volent les colonies). Le thème du " Cartouche anglais ", lancé par L'Emancipation Nationale, a un succès certain depuis le début de l'année (1 W 74, Gend., 21 février 1942, et préfet, rapports mensuels, 1er février et 1er mars 1942, ADBdR, M6 III 39). Sur les bombardements, inquiétude là aussi depuis celui de Boulogne le 3 mars, d'où rumeur de raids identiques sur Toulon (3 Z 4 7, Pol. d'État, rapport mensuel 22 mars 1942). Un écho de cette peur dans les interceptions postales ou téléphoniques, par exemple, le 9 mars, un correspondant niçois de Joseph Kessel trouve " odieux et effroyable" le bombardement, mais justifié par les " dures lois de la guerre" (1 W 26)..
Ceci n'est vrai que dans la région toulonnaise et, d'après le contrôle postal, à Hyères ce qui est plus surprenant et probablement exagéré. Par contre, l'anglophilie est inébranlable ailleurs, y compris sur le reste du littoral où la petite communauté anglo-saxonne et la bourgeoisie " éclairée " font preuve d'influence 18 ADBdR, M6 III 40, sondage d'agglomération du 26 au 30 octobre à Hyères (à relativiser vu le petit nombre d'allusions qui servent de base à ce jugement). Situation plus claire à Fréjus et Saint-Tropez d'après les commissaires de police locaux (1 W 11 et 15). À Saint-Raphaël, le préfet cite une Anglaise qui est intervenue publiquement pour mettre en doute les propos d'un orateur sur l'attitude britannique en Syrie (1 W 74, 10 décembre 1941).. En fait, au fur et à mesure que les semaines s'écoulent en cet automne 1942, le sentiment qui prévaut est celui d'une étape importante dans le déroulement de la guerre et dans l'évolution de l'opinion. Hebdomadaires depuis septembre, les rapports des Renseignements généraux permettent d'évaluer le rôle considérable que jouent, même ici, les péripéties de la bataille de Stalingrad. Elle est décisive dans la transformation de l'image des Soviétiques, devenue positive. De la sympathie à la louange, il y a un pas que que beaucoup franchissent 19 ADV, 1 W 21, rapports hebdomadaires à partir du 25 septembre 1942. Le premier note l'admiration pour le courage des Russes, y compris dans la bourgeoisie. Voir aussi extrait du rapport du préfet du 1er octobre reproduit in J.-M. GUILLON, Le Var..., op. cit., document 35.. Les difficultés allemandes réjouissent 95 % de la population, dit-on, et les événements d'Egypte ne passent pas inaperçus. Désormais, " la victoire alliée est attendue par l'immense majorité des Français. 20 ADV, 1 W 21, Rens. gén., rapport mensuel, 24 septembre 1942. À rapprocher du sentiment de S. MARTIN-CHAUFFIER à propos d'El Alamein : " on pouvait raisonnablement croire à la victoire " (A bientôt quand même, Paris, 1976, p. 202) "
Dans les esprits qui s'échauffent, on envisage déjà les étapes suivantes : une attaque de l'Afrique occidentale française et, de façon encore plus imminente, celle de l'Afrique du Nord 21 ADV, 1 W 15, Pol. Saint-Tropez, 13 octobre, sur l'AOF et 1 W 21, Rens. gén., 17 et 31 octobre 1942.. On compte sur les Américains dont le prestige est considérable. Les maréchalistes germanophobes mettent en eux toute leur confiance, persuadés de leur connivence avec le chef de l'État 22 Un bon exemple est fourni par le commissaire Becker, directeur de la Police d'État de Toulon-La Seyne, Alsacien, ancien combattant, maréchaliste aveugle, qui, dans son rapport du 22 juillet 1942, avait signalé cette confiance " peut-être irraisonnée, instinctive " qui était autant la sienne que celle de " l'opinion " (3 Z 4 7).. Pourtant, depuis plusieurs mois déjà, l'image du Maréchal s'est altérée.
Cette affirmation (qui n'est pas qu'opportuniste ou qui ne l'est pas seulement) n'est pas propre à Chommeton et ne concerne pas que Bormes.
Quelques mois après, alors que l'idée d'une victoire alliée s'impose largement, la majorité fait toujours confiance au Maréchal 24 ADV, 1 W 21, Rens. gén., rapport mensuel, 24 septembre 1942.. Au-delà de cette impression d'unanimité dont nous avons essayé de montrer les limites même dans la période faste des débuts du régime, n'y aurait-il eu aucune évolution et le maréchalisme serait-il resté aussi fort que précédemment ?
Les signes d'un affaiblissement, certes lent, de la popularité du Maréchal sont pourtant perceptibles et la dévotion qui l'entourait s'affaiblit nettement. À partir du dernier trimestre 1941, on signale que le public se lasse de l'abus fait de son nom 25 ADV, 3 Z 4 6, Pol. d'État, 24 octobre et 24 décembre 1941.. Les coups de sifflet qui fusent devant les images de sa rencontre avec Goering ne s'adressent pas seulement à celui-ci. C'est le moment où ressurgit la crainte d'une invasion de la zone non occupée et où, à travers les privations, l'on ressent comme une aggravation de la collaboration 26 ADV, 3 Z 4 6, 24 novembre et 24 décembre 1941. Les bruits les plus invraisemblables sur une invasion sont signalés par le préfet dans son rapport du 1er janvier 1942 (ADBdR, M6 III 39). L'Émancipation nationale du 5 décembre les met sur le compte de la propagande anglo-gaulliste.. Le renvoi de Weygand, le coup d'arrêt subi par les Allemands à l'Est, la pénurie balayent les hésitations de l'automne. La lassitude s'accompagne d'une irritation croissante qui rend de moins en moins supportable la multiplication de la réglementation 27 ADBdR, M6 III 39, préfet, 1er janvier 1942.. Les critiques s'extériorisent davantage, gagnent du terrain. Malgré la propagande qui stigmatise les " bobards " gaullistes, comment empêcher de croire que la faim est due au pillage allemand ? Bien que ce soit pour les combattre, le PPF s'en fait l'écho dans L'Émancipation nationale 28 5 décembre 1941, article "Rumeurs de Toulon".. De même que la Légion en se défendant par affiches d'être une force supplétive ou un mouvement de réaction sociale prouve seulement que c'est bien ainsi qu'elle est perçue 29 ADV, 3 Z 4 6, préfet, 24 décembre 1941..
Les thuriféraires donnent de la voix comme s'ils sentaient la nécessité de colmater au plus vite les fissures qui craquellent la belle façade d'unanimité. Le sabre, la plume et le goupillon se mobilisent dans la défense de l'État français. Il y a inflation de conférences, au moins à Toulon. Le commandant de la subdivision militaire fait le panégyrique de " Pétain, grand chef militaire ", tandis que Mgr Gaudel, nouvel évêque de Fréjus-Toulon, profite de son intronisation pour exalter la politique du Maréchal 30 ADBdR, M6 III 39, préfet, rapport mensuel du 1er janvier 1942. L'intronisation a eu lieu le 18 décembre et la conférence du général de La Bretoigne du Mazel le 5 novembre 1941 au théâtre.. René Gillouin, Xavier de Magallon, conférenciers attitrés, viennent disserter sur " le nationalisme français et la collaboration " et " la doctrine de l'État Français ", pendant que Raymond Cuisinier, rédacteur en chef du Petit Var, fait l'éloge des relations qui se sont établies entre la presse et le régime 31 A. Gillouin, membre du cabinet du Maréchal, 16 janvier 1942 ; X. de Magallon, délégué du Secrétariat général à l'Information, 16 novembre 1941 (1 200 auditeurs, ce qui est considéré comme décevant) ; R. Cuisinier, 9 janvier 1942, conférence interrompue par les ultras de la collaboration, mais publiée dans République du Var.. Chaque vendredi, le théâtre de Toulon accueille une " conférence d'éducation nationale ". Les orateurs légionnaires parcourent les sections et suscitent parfois des polémiques, peut-être significatives d'une opinion moins docile 32 Ainsi à Bandol où les instituteurs protestent contre un commandant qui a profité d'une conférence devant les élèves pour critiquer " les légions d'instituteurs imbéciles " qui mériteraient la prison pour leur enseignement de la Révolution Française (ADV, 1 W 35, Bandol, lettre de protestation de l'Inspecteur d'Académie, 26 mai 1942).. L'activité du Comité de la Propagande Sociale du Maréchal qui nomme alors délégués cantonaux et communaux s'ajoute à celle des associations professionnelles et des mouvements de jeunes. À partir du 22 janvier 1942, les cinémas toulonnais projettent le film consacré à " L'œuvre du Maréchal ". De novembre 1941 à mars 1942, la propagande par la parole atteint son apogée (trois à cinq conférences par mois à Toulon, au lieu de une ou deux en temps normal). Mais les plus gros succès sont réservés à des conférenciers plus exceptionnels comme Philippe Henriot, écouté par 1 800 auditeurs, venus l'entendre parler le 21 mai de " la sauvegarde de l'Empire " ou comme, le 23 juillet, l'amiral Abrial, venu dire " la vérité sur Dunkerque " (plus de 2 000 personnes). Succès obligés dus à la notoriété des orateurs, mais qui ne révèlent aucun mouvement d'opinion et qui se situent loin du chiffre atteint par Maurras un an auparavant, le 25 avril 1941 (3 000 auditeurs) 33 Sur ces conférences, J.-M. GUILLON, Le Var., op. cit., document 32 (bilan établi par le préfet)..
En fait, le régime est en crise. Les organisations qui le soutiennent se déchirent et cette propagande, tout comme le rituel que l'on avait essayé d'instaurer, brûle de ses derniers feux. Le Maréchal garde assurément une aura impressionnante et l'altération de sa popularité paraît s'être stabilisée un moment après son message du 1er janvier 1942 dans lequel il a évoqué son " exil partiel " et sa " demi-liberté ". L'émotion qui l'a suivi a répondu à l'objectif cherché par son entourage et le général Laure peut le noter avec satisfaction. L'appréciation portée par le préfet confirme ce succès, mais sa formulation bizarre dénote l'embarras : le discours " a très nettement augmenté la popularité - qui n'avait, du reste, pas baissé - du Maréchal " 34 ADBdR, M6 III 39, 1er février 1942. Le journal du général Laure dans lequel il note la remontée " en flèche " de sa popularité est cité par R. TOURNOUX, Le royaume d'Otto, Paris, 1982, p. 129.. Venu à Toulon avec l'Amiral dans l'après-midi du 13 mars pour rendre hommage aux marins du Dunkerque, le Maréchal suscite encore l'enthousiasme, du moins à en juger par les interceptions téléphoniques 35 ADV, 1 W 26, interceptions des 12 et 13 mars 1942 qui évoquent son teint frais, sa verdeur, etc. avec les accents de l'adulation.. Ces initiatives, si elles relancent l'espoir chez ses partisans, n'infléchissent pas (ou pas durablement) la tendance à la désaffection. Elles n'occultent pas plus la collaboration qui est abandonnée même par les éléments " les plus sains et les plus sages de la population " 36 ADV, 1 W 74, Gend., 21 février 1942. que les difficultés de ravitaillement qui assaillent la population.
Darlan n'était pas populaire, sauf chez les marins, mais le couple qu'il formait avec Pétain rassurait au moins les pétainistes. Le retour de Laval au pouvoir les désarçonne, renforce les oppositions dans leur analyse et désoriente complètement l'opinion 37 ADV, 3 Z 4 7, Pol. spéciale, 25 avril 1942.. Le charme conservé malgré tout par le Maréchal est bel et bien rompu. Désormais, on ne lui fera même plus crédit de sa demi liberté :Le retour de Laval sert de révélateur. Il accélère la désaffection. Il aggrave la crise du régime. Il n'y a plus de faux-semblants. L'hostilité à l' " ancien régime " et le souhait d'un État autoritaire, mais français, ne peuvent plus servir de prétexte à la fidélité. Même les dévôts du Maréchal vont devoir choisir.
Dans les mois qui conduisent à l'automne 1942, le régime perd toute crédibilité et les soutiens dont il jouissait s'amenuisent sérieusement. Ce déclin affecte tout son univers, mais il se lit avec plus de clarté encore à travers deux séries de problèmes : ceux qui portent sur l'information et ceux qui déchirent les troupes vichystes.
a - " Vous avez la mémoire courte "
C'est ce que ressasse désormais le pouvoir en direction de cette population ingrate qui l'abandonne au fil des mois 42 La formule a été employée par le Maréchal pour la première fois dans son discours anniversaire du 17 juin 1941 (" Français, vous avez vraiment la mémoire courte ").. Pourtant il n'a pas économisé ses efforts pour la convaincre et la fidéliser. Il continue à la soumettre à une propagande envahissante. Mais les rapports qui lui parviennent en montrent l'inefficacité. Il faut donc contrôler davantage les moyens d'informations, acheter ce qui est possible, empêcher autant qu'il se peut l'accès à ceux qui lui échappent. Mais, pour être cru, encore faut-il être crédible et, pour surveiller et punir, encore faut-il être obéi par les agents chargés de cette tâche.
Nous avons déjà relevé les fluctuations de l'automne 1941. L'opinion paraît sombrer dans l'indifférence et se recroqueviller :L'opinion est avide de nouvelles crédibles. Elle n'est pas indifférente et son appétit d'informations n'est pas rassasié par la BBC. Elle se repaît, peut-être davantage encore, de la radio suisse. Les chroniques hebdomadaires du rédacteur du Journal de Genève, Payot, sur Sottens, ont une écoute importante et régulière. La presse étrangère disponible profite de cet engouement. Il se vendrait 25 à 26 000 journaux suisses à Toulon chaque mois. Il se vend même trois mille journaux italiens ! 47 ADV, 3 Z 4 6, Pol. spéc., 24 octobre 1941 sur Payot. Sur la presse, Inspection de pol. administrative, 25 novembre 1941 et 1 W 74, Gend., 21 février 1942 qui signale le succès du Journal de Genève.
Le succès des moyens d'information étrangers donne la mesure du rejet de la radio ou de la presse françaises. De rapports en rapports, le préfet ne cesse de regretter la médiocrité de cette radio et de suggérer des améliorations. La presse locale a perdu tout crédit. On ne l'achète que pour les renseignements fournis sur les distributions de denrées. Aussi essaye-t-elle de se refaire une popularité facile en critiquant l'organisation du ravitaillement, d'où l'émotion du censeur qui, jusque-là, n'avait eu qu'à se louer d'une presse aussi docile 48 ADV, 1 W 26, interception téléphonique... de ce censeur (le frère de Jacques de Lacretelle), 19 février 1942 : il loue la presse locale à son collègue niçois, et ADBdR, M6 III 39, rapport mensuel du préfet, 1er mars 1942, sur ses relations avec Le Petit Var à propos du ravitaillement..
Seul quotidien toulonnais, rallié au régime sans réserve, Le Petit Var dépend du groupe du Petit Marseillais. La ligne rédactionnelle est définie à Marseille où se déroule d'ailleurs une lutte sévère entre administrateurs, mais la participation de son rédacteur en chef à la propagande vichyste prouve, s'il en était besoin, que l'on se trouve à Toulon sur des positions semblables. Par sa conférence du 9 janvier 1942, il ne contribue pas à rehausser le crédit de son journal. Non seulement il ne peut la tenir tant il est chahuté par ceux qui le trouvent mal placé pour donner des leçons de Révolution nationale, mais encore ses propos, publiés dans le journal, justifient le contrôle de la presse par l'État. Raymond Cuisinier ne se contente pas de critiquer la conception antérieure de la presse comme " quatrième pouvoir ", Il va jusqu'à considérer que les journaux doivent être " les véhicules, puis les interprètes du Pouvoir " ainsi que ses conseillers 49 Le Petit Var, 14 janvier 1942. L'extrême droite lui reproche sa désertion durant la 1e Guerre mondiale et le soutien qu'il aurait apporté au Front populaire..
Laval s'appuie sur la presse et favorise l'intervention d'hommes à lui dans l'imbroglio financier et judiciaire du Petit Marseillais. Or l'ensemble formé par le quotidien varois et ses annexes (son complément du soir, République du Var, et l'imprimerie) sont en première ligne dans les tractations en cours 50 ADV, 3 Z 4 7, Rens. gén., 24 juillet 1942 et 1 W 7, 13 juillet 1942. Jean Gaillard-Bourrageas, directeur du Petit Marseillais, arrêté en mars 1941 pour détournement de fonds et fraude fiscale, libéré sous caution cinq mois après, est chassé du journal en avril 1942. L'affaire est aussi politique. Elle oppose collaborationnistes et pétainistes. L'ancien chef de cabinet de Laval, Drouillet, négocie l'achat des parts de Gaillard-Bourrageas dans Le Petit Var en juillet pour le compte d'un consortium que la police suppose franco-allemand. Sur cette affaire, voir aussi P.H. DIOUDONNAT, L'argent nazi à la conquête de la presse française, Paris, 1981.. Laval peut compter aussi sur le quotidien " de gauche ", Le Petit Provençal, que contrôle son ami Fernand Bouisson, dont l'affairisme est aussi notoire que le sien. Seul lui échappe Marseille-Matin de Jean Fraissinet, trop maréchaliste pour se couler dans le moule nouveau 51 Rien n'est simple cependant. Localement, l'agence toulonnaise du Petit Provençal reste dirigée par A. Lamarque, mais celle de Marseille-Matin est tenue par un militant PPF actif..
Les Allemands tout comme Laval s'intéressent particulièrement à l'information. Sans doute, croient-ils que de l'avoir en main leur permettra d'influencer l'opinion et de la retourner en leur faveur. Ils investissent dans le cinéma, non seulement par le biais des productions, mais encore par le rachat systématique des salles. Celles de Toulon sont déjà passées progressivement sous le contrôle de leurs capitaux 52 Une seule grande salle (le Royal) leur échappe encore, sur les sept de la ville, en octobre 1941. Ont été successivement achetés par eux le Casino, le Femina et le Kursaal, le Gaumont et le Rex, propriétés du circuit Bel, enfin l'Eden (ADV, 3 Z 4 6, Pol. spéc., 24 octobre 1941)..
Jamais sans doute un pouvoir n'a eu une telle conscience de son impopularité. La mainmise sur les moyens d'information apparaît à la fraction qui le détient comme indispensable. C'est l'un des relais sur lesquels elle veut jouer sans négliger une propagande plus classique. Au début juillet 1942, est projeté dans le Var le film intitulé " Vous avez la mémoire courte " 53 ADV, 3 Z 4 7, Pol. spéc., comptes rendus de projection à Toulon (au Royal) et La Valette entre le 3 et le 7 juillet 1942. Elle dénombre de 3 à 700 personnes par séance.. Le constat ne manque pas d'actualité au moment où le maréchalisme militant ne suffit plus à garantir la fidélité et où la base du régime, en se scindant, se réduit encore un peu plus.
b - Le vichysme déchiré
Les déchirements que connaissent alors les rangs des partisans du régime ne sont pas particuliers au Var. Mais ils revêtent dans ce département une forme si aiguë que les répercussions s'en font sentir jusqu'à Vichy.
Cette crise fait éclater au grand jour des dissensions plus anciennes, mais elle en révèle d'autres qui ne sont pas moins profondes. Le premier clivage oppose l'administration, le préfet en particulier, et la Légion. D'un côté, ceux qui, devenus prudents, prennent leurs distances. De l'autre, ceux qui restent attachés à la Révolution nationale et regrettent d'autant plus de la voir s'enliser qu'ils sont débordés par plus radicaux qu'eux.
Jusque-là, la Légion a pu calmer les ardeurs du SOL et de la JFOM et contenir la pression exercée par leur intermédiaire par le PPF et les Francistes. Mais déjà la " bronca " organisée contre Raymond Cuisinier, le 9 janvier, a mis en évidence l'autonomie prise par les " durs " (PPF, JFOM). Tâchant de reprendre ses troupes en main, Fromrich, le président départemental de la Légion, entreprend d'obtenir le remplacement du préfet Lahilonne dont l'hostilité à l'égard de son organisation est devenue notoire. Il lui faut désarmer les critiques de ces " durs " qui lui reprochent sa passivité, voire sa collusion, avec les autorités. Parmi les pétainistes, ses deux principaux adversaires sont le chef départemental du SOL nouvellement créé, un commandant de gendarmerie à la retraite, et le délégué départemental à la Propagande. Le premier convoite la place de Fromrich qui voit dans le second son rival potentiel.
Le changement intervenu à la tête du gouvernement les pousse à l'offensive. La crise culmine en mai lorsque le SOL entend organiser à Toulon une manifestation de protestation contre " l'agression britannique " à Madagascar. Or le jour choisi, le 10 mai, est celui de la fête de Jeanne d'Arc que doivent présider François Valentin, chef national de la Légion, et le général Laure. Il est prévu de conspuer une cinquantaine de personnes et d'entreprises dont la liste a été préparée avec soin. Socialistes, francs-maçons et Juifs connus y côtoient des entrepreneurs liés à l' " ancien régime " abhorré 54 ADV, 1 W 60, Pol. d'État, 9, 11 et 12 mai, préfet, 11 mai, ADBdR, M6 III 40, Pol. spéciale 10 et 11 mai 1942. On relève sur cette liste des francs-maçons comme le pharmacien général Baylon, ancien responsable radical-socialiste, victime plus tard de la répression italienne, ou le propriétaire du Bar de l'Amirauté, Philip, socialisant, résistant qui mourra en déportation, des socialistes comme le Dr Risterrucci ou le tenancier du kiosque à journaux de la place de la Liberté, Noël Giamacca, des juifs comme le Dr Mossé, membre de Combat et victime de la déportation, ou Monteux, commerçant et membre important de la communauté juive toulonnaise et des entreprises connues comme les Etablissements Degréane (électricité) ou Barla (transport).. Cette manifestation est évidemment interdite, mais elle est remplacée par un meeting au théâtre, le lendemain. C'est à sa sortie qu'éclatent les incidents les plus âpres. Six cents manifestants conspuent le préfet, le directeur de la Police d'État, le maire de Toulon (un haut fonctionnaire de la Marine nommé en 1940) et Fromrich. Il y a des heurts avec la police et 22 manifestants sont interpellés (dont le chef départemental SOL et des militants PPF).
L'affaire est d'importance. Elle fait quelques victimes et beaucoup de remous, non pas dans l'administration, mais dans les rangs des protagonistes. Le SOL est mis en sommeil et épuré des francistes et PPF qui avaient entrepris de le noyauter. Son chef départemental est limogé par Fromrich qui est lui-même " démissionné " en juillet 55 C'est le moment où Laval remplace Valentin par Raymond Lachal (4 mai). Du côté de l'administration, le seul bouc émissaire est le commissaire de police chargé du maintien de l'ordre le 11 mai qui est sanctionné par un déplacement.. La JFOM subit la même cure et se débarrasse d'un entrisme franciste qui n'est pas propre au Var, mais qui correspond à une tactique nationale. La guerre ouverte entre le préfet et le délégué départemental à la Propagande aboutit à l'éviction de celui-ci (et à la mort de son réseau).
De cette crise, ni la JFOM, ni le SOL, ni la Légion ne se remettront vraiment car tout le pétainisme est malade. La commotion provoquée par l' " effet Laval " n'a fait que révéler l'ampleur d'un mal dont l'origine se trouve dans le choix politique fait en 1940.
Beaucoup abandonnent alors la voie où ne restent que ceux qui admettent mal de s'être trompés. Certains bifurquent vers celle toute proche du collaborationnisme ou rompent et passent plus ou moins vite de l'autre côté, celui de la Résistance. La plupart se mettent sur les bas-côtés.
Fromrich quitte le Var et Me Gras, président de la section légionnaire de Toulon, propagandiste actif, démissionne en août. Plusieurs municipalités nommées ou maintenues sont secouées par les conflits internes et affaiblies par les défections (Saint-Tropez, Six-Fours, Barjols, Puget-Ville, Saint-Zacharie, etc.). L' " effet Laval " joue là aussi le rôle de révélateur, même s'il est rarement aussi explicite qu'à Sainte-Maxime, où le maire, chef légionnaire du secteur, ancien responsable Croix-de-Feu, en vient à dénoncer l'un de ses conseillers municipaux démissionnaire. Il faut dire que cet adversaire acharné de la municipalité de gauche dissoute par la Révolution nationale triomphante déclare désormais que l'arrivée de Laval est un désastre et se dit même carrément hostile au Chef de l'État 56 ADV, 1 W 61, Sainte-Maxime, lettre du maire, 25 juin 1942. Le conseiller visé, le Dr Beausset, avait créé en 1939 un " comité de vigilance contre la trahison communiste "..
La participation populaire aux cérémonies du printemps et de l'été 1942 n'est plus celle de l'année précédente. La désaffection est surtout sensible en août pour les cérémonies du prélèvement de terre " historique " destinée à Gergovie et pour le deuxième anniversaire de la Légion. À cette occasion, ne se rassemblent à Toulon que 1 600 à 1 800 légionnaires, peu applaudis par des spectateurs encore moins nombreux (un millier) 57 ADV, Rens. gén., 31 août 1941 qui notent à ce propos le discrédit de la Légion. La cérémonie anniversaire a eu lieu le 30 et celle du prélèvement le 23. À Saint-Tropez, une centaine de légionnaires seulement sont présents (1 W 15, Pol. locale, rapport journalier). J. GUÉHENNO note la même chose dans l'Aude (op. cit., p. 283)..
Bien que le durcissement de la répression lui soit antérieur, le retour de Laval au pouvoir est ressenti par beaucoup comme une radicalisation du régime tout autant qu'un alignement plus complet sur l'Allemagne. Ce n'est pas sans raison. La réalité contredit les discours invoquant la République et le socialisme. Les " durs " qui ne sont pas tous adhérents des partis collaborationnistes se sentent encouragés. Le maire de Solliès-Pont, petit tyranneau local, signale les agissements de quatre gaullistes du lieu avec d'autant plus de dépit qu'il s'agit de personnalités et d'anciens partisans du régime. Il n'hésite pas à faire savoir qu'à son avis, ils devraient être en camp d'internement depuis longtemps. Son voisin de La Farlède considère que " la grande majorité ne demande qu'à être dirigée, serait-ce même d'une façon plutôt autoritaire " 58 ADV, 0311, rapports des maires du canton pour la visite du sous-préfet du 3 juillet 1942. Parmi les personnalités dénoncées à Solliès-Pont, le notaire et l'ancien président de la Légion (un inspecteur primaire)..
Alors que l'on s'apprête à rafler les Juifs étrangers, les responsables légionnaires de l'Ouest Varois et les maires (nommés) de Sanary et du Castellet demandent au commandant militaire du Var que l'on débarrasse la côte des Juifs et le Var du préfet et du sous-préfet 59 ADV, 1 W 141, dossier Ri., demande faite au cours d'une réunion le 30 juillet 1942.. Quelque temps après, le président du district légionnaire de ce même secteur demande à ses sections de dresser la liste des gaullistes et communistes " dangereux " 60 ADV, 1 W 147, dossier Ye., lettre du 21 août 1942.. Cette radicalisation n'est pas à mettre sur le seul compte du sectarisme de quelques individus, mais bien de l'évolution générale du pétainisme. Venu introniser le nouveau chef départemental de la Légion, son responsable régional, le docteur Bouyala, ne déclare-t-il pas que les légionnaires se répartissent en quatre catégories : les salopards, ceux qu'anime l'esprit de lucre, les indifférents et les adhérents du SOL qui, seuls, sont fidèles au Maréchal ? Donc, les chefs légionnaires se doivent de devenir membres du SOL 61 ADV, 1 W 61, Pol. d'État, 28 août 1942, compte rendu de la réunion de la veille.. Bien que moins extrémiste, le nouveau chef y adhère évidemment et ne tarde pas à réintégrer dans l'appareil légionnaire le responsable départemental limogé par son prédécesseur.
Au même moment (septembre 1942), l'ancien responsable de l'USR Cadamartory, jette les bases locales du RNP de Déat, espérant rallier ceux qui, à gauche, pourraient être tentés par une " République socialiste " aux contours plus nets que celle de Laval. Mais, de son côté, le PPF ne renonce pas à devenir l'aile marchante du collaborationnisme et vient de constituer le Groupe Collaboration. Il est destiné à séduire les milieux conservateurs qui se piquent de culture et qui ne répugnent pas à frayer avec l'Allemagne nazie. Aucune de ces deux initiatives ne rencontrera le succès 62 J.-M. GUILLON, " Les mouvements de collaboration dans le Var ", Revue d'Histoire de la 2e Guerre Mondiale, n° 113, janvier 1979, p. 91 et suivantes..
La nazification que certains pressentaient et craignaient depuis juin 1940 paraît bel et bien en marche. Elle est étayée aussi par la Relève et une présence allemande accrue, par les rafles de Juifs et celles plus ordinaires auxquelles se livrent la police ou les GMR (par exemple 28 795 interpellations entre Toulon et Bandol les 1er et 3 septembre), par les contrôles d'entreprises et la volonté de recenser les oisifs. Comment s'étonner alors que le SOL est considéré dès sa création avec méfiance et donne bientôt lieu à comparaison avec les SA et les SS 63 ADV, 3 Z 4 7, Pol. spéciale et Pol. d'État, 22 mars 1942 (le SOL est considéré avec défaveur et son recrutement est médiocre) et cabinet 600, enquête départementale déjà citée, reproduite partiellement dans le document 62 du "Var de 1914..." , op. cit., sur la comparaison SOL- SA-SS. ? Entre les pétainistes radicalisés et les collaborationnistes, quelle différence ? 64 C'est ce que fait remarquer Y. DURAND, op. cit., p. 36 en prenant comme exemple de convergence le Groupe Collaboration.
Le rejet désormais massif ne s'embarrasse pas de nuances.